« Je ne suis pas ta bonne ! » — Comment j’ai compris, après vingt ans de mariage, que je m’étais perdue
« Tu comptes rester là toute la soirée à fixer ce mur ou tu vas enfin t’occuper du dîner ? » La voix de François résonne dans le salon, sèche, tranchante. Je sursaute, la cuillère à la main, le regard perdu dans le vide. Il est 19h30, les enfants jouent dans leur chambre, et moi, je me demande comment j’en suis arrivée là. Vingt ans de mariage. Vingt ans à courir après les horaires d’école, les lessives, les courses au Carrefour du coin, les rendez-vous chez le médecin, les anniversaires à organiser. Vingt ans à entendre cette même question : « Qu’as-tu fait aujourd’hui, à part rester à la maison ? »
Je m’appelle Claire. J’ai 47 ans et je vis à Dijon. Avant, j’étais pleine de rêves. Je voulais être photographe, parcourir la France avec mon appareil, capturer la lumière des matins brumeux sur les vignes de Bourgogne. Mais la vie a décidé autrement. J’ai rencontré François à la fac. Il était brillant, drôle, ambitieux. On s’est mariés jeunes, trop jeunes peut-être. Très vite sont arrivés Camille et Lucas. J’ai mis mes études entre parenthèses « juste pour quelques années ». Les années sont devenues décennies.
Ce soir-là, alors que je prépare une quiche lorraine pour la énième fois, je sens une colère sourde monter en moi. François s’installe devant la télé, comme chaque soir. Il ne me regarde même plus. Je pourrais disparaître que ça ne changerait rien. Je me penche sur l’évier et je murmure : « Je ne suis pas ta bonne… »
Le lendemain matin, tout recommence. Je réveille les enfants, prépare les tartines, vérifie les devoirs de Lucas qui traîne toujours pour finir ses exercices de maths. François part tôt au bureau, il m’embrasse distraitement sur la joue. Je reste seule dans l’appartement silencieux. Je regarde mon reflet dans la vitre du salon : cernes sous les yeux, cheveux attachés à la va-vite. Où est passée la Claire d’avant ?
Ma mère m’appelle : « Tu sais Claire, il faut savoir faire des sacrifices pour sa famille… » Elle a toujours été comme ça, ma mère. Effacée derrière mon père autoritaire. Mais moi ? Est-ce que je veux vraiment finir comme elle ?
Un jour, alors que je trie de vieux cartons dans la cave, je tombe sur mon vieil appareil photo. La poussière recouvre l’objectif mais mes mains tremblent en le prenant. Je me rappelle les promenades au Parc Darcy avec mon amie Sophie, nos rêves d’expositions à Paris…
Ce soir-là, j’ose en parler à François :
— Tu te souviens quand je faisais de la photo ?
Il hausse les épaules sans lever les yeux de son téléphone.
— C’était il y a longtemps tout ça… On n’a plus vraiment le temps pour ces bêtises.
Bêtises ? Mon cœur se serre. Je monte dans la chambre et j’éclate en sanglots. Camille frappe timidement à la porte.
— Maman… tu pleures ?
Je ravale mes larmes et lui souris faiblement.
— Non ma chérie, c’est rien…
Mais ce n’est pas rien.
Les jours passent et je me sens de plus en plus étrangère dans ma propre vie. Un matin, alors que j’accompagne Lucas à l’école, une affiche attire mon regard : « Atelier photo – redécouvrez votre créativité ! » Mon cœur bat plus fort. J’hésite toute la journée puis j’appelle le numéro inscrit en bas de l’affiche.
Le premier soir de l’atelier, je suis morte de peur. Autour de moi, des femmes comme moi : Fatiguées mais avides de quelque chose d’autre. L’animatrice s’appelle Hélène. Elle nous fait sortir dans les rues de Dijon pour photographier les passants, les lumières du soir sur les pavés mouillés.
Je rentre tard ce soir-là. François m’attend dans le salon.
— Tu étais où ?
Je lui explique timidement.
— Tu te rends compte que tu m’as laissé seul avec les enfants ?
Je serre les poings.
— Ils ont 15 et 12 ans François ! Ils n’ont pas besoin d’une baby-sitter !
Il me regarde comme si j’étais devenue folle.
Les semaines passent et je retrouve peu à peu goût à la vie. Je ris avec Hélène et les autres femmes de l’atelier. Je prends des photos de tout : des mains ridées d’une vieille dame au marché, des reflets dans les vitrines du centre-ville… Je me sens revivre.
Mais à la maison, l’ambiance se tend. François devient froid, distant. Un soir il explose :
— Tu as changé Claire ! Tu n’es plus la même !
Je le regarde droit dans les yeux.
— Non François, je ne suis plus la même. Et tu sais quoi ? Je crois que c’est mieux ainsi.
Camille me soutient en silence. Un soir elle me glisse :
— Maman, tu as l’air plus heureuse… Ça me fait du bien de te voir sourire.
Mais Lucas est perdu. Il ne comprend pas pourquoi ses parents se disputent autant.
Un dimanche matin, alors que toute la famille est réunie autour du petit-déjeuner, je prends une décision.
— J’ai besoin de temps pour moi. J’ai besoin de retrouver qui je suis.
François éclate de rire nerveusement.
— Tu veux quoi ? Partir ? Nous laisser tomber ?
Je respire profondément.
— Non… Mais je ne veux plus être invisible.
Les semaines suivantes sont difficiles. Les reproches fusent. Ma mère me dit que je suis égoïste. Les voisins chuchotent dans l’ascenseur. Mais je tiens bon.
Un jour, Hélène me propose d’exposer mes photos dans une petite galerie du centre-ville. J’invite François et les enfants au vernissage. Il vient à contrecœur mais reste en retrait toute la soirée. Camille me serre fort dans ses bras :
— Je suis fière de toi maman.
Ce soir-là, en rentrant chez moi, je me regarde dans le miroir. Pour la première fois depuis des années, je me reconnais.
Est-ce qu’on peut vraiment se retrouver après s’être oubliée si longtemps ? Est-ce qu’on a le droit d’exister pour soi-même quand on a passé sa vie à exister pour les autres ?