À trente ans, toujours chez mes parents : le poids du regard et le refus de ma mère
— Tu ne vas quand même pas épouser un garçon qui vit encore chez ses parents à trente ans, Camille !
La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tranchante comme une lame. Je serre la tasse de café entre mes mains, tentant de masquer le tremblement de mes doigts. Mon père, silencieux, feuillette son journal sans lever les yeux. Je sens la honte me brûler les joues. Je vis moi-même encore ici, dans cette maison où chaque recoin me rappelle que je n’ai pas réussi à partir.
Paul et moi, on s’est rencontrés à la cantine de l’entreprise où nous sommes tous les deux comptables. Deux ans qu’on partage nos pauses déjeuner, nos rêves de liberté et nos angoisses de trentenaires coincés dans des chambres d’ados. Lui à Villeurbanne, moi ici à la Croix-Rousse. On s’aime, mais on n’a pas les moyens de louer un appartement à Lyon. Les loyers sont fous, et nos CDD ne rassurent aucun propriétaire.
— Tu comprends, maman, ce n’est pas si simple…
— Ce n’est jamais simple avec toi ! Tu veux te marier avec un garçon qui n’a même pas quitté le nid !
Je baisse les yeux. Je voudrais lui dire que c’est pareil pour moi, que je me sens ridicule chaque fois que je croise un ancien camarade de fac dans la rue et qu’il me demande : « Alors, tu vis où maintenant ? » Je mens parfois. Je dis que je vis en colocation. Mais la vérité, c’est que je dors dans la même chambre rose bonbon depuis mes quinze ans.
Paul comprend tout ça. Il a la même honte, la même peur du regard des autres. On en parle souvent, le soir au téléphone.
— Tu crois qu’on va s’en sortir un jour ?
— Bien sûr, Camille. On finira par trouver un studio. On sera libres.
Mais ce soir-là, après la dispute avec ma mère, j’appelle Paul en larmes.
— Elle ne veut pas qu’on se marie… Elle dit que tu n’es pas un homme si tu vis encore chez tes parents.
Il se tait un moment. J’entends sa mère lui demander s’il veut du gratin dauphinois. Il répond non d’une voix lasse.
— Tu sais ce qui est le plus dur ? C’est que je me sens vraiment nul…
Je voudrais le rassurer, mais moi aussi je me sens nulle. On se tait tous les deux. Le silence est lourd.
Le lendemain matin, ma mère m’attend dans le couloir.
— Camille, tu dois comprendre : je veux le meilleur pour toi. Tu mérites mieux qu’un garçon qui n’a pas su prendre son envol.
Je sens la colère monter.
— Et moi alors ? Je suis quoi ? Une ratée ?
Elle détourne le regard. Mon père soupire.
— Ce n’est pas pareil pour une fille…
Je claque la porte de ma chambre. Je pleure longtemps. Pourquoi ce serait différent pour moi ? Pourquoi les filles auraient-elles le droit d’être fragiles et pas les garçons ?
Les semaines passent. Paul et moi cherchons des appartements sur Leboncoin. Les prix nous font rire jaune. 700 euros pour un studio minuscule sous les toits ! On fait des calculs, on rêve à voix haute : « Si on économise sur les sorties… » Mais chaque visite se termine par un refus : « Désolés, on préfère un couple en CDI… »
Un soir, Paul débarque chez moi avec un bouquet de pivoines.
— Viens, on va parler à ta mère ensemble.
Je tremble en descendant l’escalier. Ma mère nous attend dans le salon, bras croisés.
— Madame Martin, commence Paul d’une voix mal assurée, je sais ce que vous pensez de moi… Mais je vous promets que j’aime Camille et que je ferai tout pour qu’on ait une vie digne.
Ma mère le regarde longuement. Son visage se ferme encore plus.
— L’amour ne paie pas le loyer, Paul.
Il baisse la tête. Je sens mon cœur se briser.
Après son départ, ma mère vient me voir dans ma chambre.
— Tu vas gâcher ta vie pour un garçon qui n’a rien à t’offrir ?
Je crie enfin ce que je retiens depuis des mois :
— Mais moi non plus je n’ai rien à offrir ! Pourquoi tu ne me juges pas pareil ? Pourquoi tu veux que je sois forte alors que tu m’as toujours protégée de tout ?
Elle s’effondre sur mon lit et pleure avec moi. Pour la première fois, elle avoue sa peur : peur que je souffre, peur que je manque de tout comme elle a manqué quand elle était jeune. Elle voulait mieux pour moi.
Les jours suivants sont tendus mais différents. Ma mère ne parle plus de Paul mais elle ne sourit plus non plus. Mon père me glisse un matin :
— Tu sais, ta mère a peur de te perdre…
Un samedi matin, Paul m’appelle :
— J’ai trouvé une annonce pour une petite maison à partager avec deux autres couples à Oullins. Ce n’est pas Lyon centre mais c’est abordable… On tente ?
Je respire profondément. J’ai peur mais j’accepte. On visite ensemble, on signe le bail malgré nos doutes.
Le jour du déménagement, ma mère m’aide à plier mes vêtements en silence. Au moment de partir, elle me serre fort contre elle :
— Prends soin de toi… Et de lui aussi.
Dans la voiture avec Paul, je regarde la ville défiler et je sens un poids s’envoler. Mais au fond de moi subsiste une question :
Est-ce qu’on a vraiment le droit d’aimer et de construire sa vie quand on part si tard ? Est-ce qu’on est moins adultes parce qu’on a eu besoin d’aide plus longtemps ? Qu’en pensez-vous ?