« J’ai tout quitté pour toi, maman ! » – Le cri d’Anna, de la province à Paris et retour à soi
« Tu es un monstre, maman ! » Ma voix résonne encore dans le couloir sombre de notre appartement de province, alors que la porte claque derrière moi. Je me revois, dix-sept ans, valise à la main, le cœur battant la chamade. Je croyais fuir l’enfer, mais je ne savais pas encore que l’enfer, parfois, voyage avec nous.
Je m’appelle Anna. J’ai grandi à Montbrison, une petite ville où tout le monde connaît tout le monde et où les secrets se murmurent derrière les rideaux tirés. Ma mère, Françoise, était institutrice. Sévère, exigeante, elle voulait faire de moi une « femme forte », mais je n’étais qu’une enfant qui rêvait d’air et de lumière. Mon père, Jean-Luc, s’effaçait derrière ses journaux et ses silences. Chez nous, on ne criait pas – on s’ignorait. Sauf ce soir-là.
« Tu ne comprends rien ! Tu veux que je devienne comme toi ? Aigrie et seule ? »
Je me souviens de son regard blessé. Mais je n’ai pas eu le courage de revenir sur mes mots. J’ai pris le train pour Paris le lendemain matin, persuadée que la capitale m’offrirait tout ce que Montbrison m’avait refusé : la liberté, l’amour, la possibilité de devenir quelqu’un d’autre.
Paris m’a accueillie avec son vacarme et sa froideur. J’ai loué une chambre de bonne rue de Charonne, minuscule et glaciale. Les premiers mois furent gris : petits boulots mal payés, solitude des métros bondés, regards qui glissent sans jamais s’arrêter sur vous. Mais j’étais libre – du moins je le croyais.
C’est dans un café du XIe arrondissement que j’ai rencontré Thomas. Il était étudiant en droit à la Sorbonne, charismatique, drôle, sûr de lui. Il m’a regardée comme personne ne m’avait jamais regardée. Rapidement, il est devenu mon univers.
« Anna, tu es différente des autres filles d’ici. Tu as quelque chose de vrai… »
Je buvais ses paroles comme on boit un élixir. Il me faisait rire, il me faisait rêver. Mais très vite, il a commencé à vouloir tout contrôler : mes vêtements, mes amis, mes sorties.
« Pourquoi tu veux voir Julie ? Elle ne t’apporte rien. Reste avec moi ce soir… »
Au début, j’ai cru que c’était de l’amour. Puis j’ai compris que c’était une prison dorée. Mais je ne savais plus comment partir – ni où aller. J’avais coupé les ponts avec ma mère après une dispute téléphonique où elle m’avait dit :
« Tu crois que Paris va te sauver ? On n’échappe pas à soi-même, Anna… »
J’ai raccroché en pleurant. Je me sentais trahie par elle et par moi-même.
Les mois ont passé. Thomas est devenu de plus en plus jaloux, imprévisible. Un soir d’hiver, il a hurlé :
« Tu n’es rien sans moi ! Tu n’es qu’une petite provinciale perdue ! »
Ses mots m’ont frappée comme une gifle. Je me suis vue dans le miroir : cernes sous les yeux, visage fermé. Où était passée la jeune fille pleine d’espoir ?
J’ai commencé à faire des crises d’angoisse. Je ne dormais plus. Je rêvais que ma mère me poursuivait dans des couloirs sans fin, criant mon nom – ou était-ce moi qui criais ?
Un matin, j’ai trouvé le courage de partir. J’ai rassemblé mes affaires dans un sac plastique et j’ai quitté l’appartement pendant que Thomas dormait encore. Je n’avais nulle part où aller.
J’ai erré dans Paris toute la journée. J’ai pensé à appeler mon père – mais il n’aurait pas su quoi dire. Finalement, j’ai composé le numéro de ma mère.
« Maman… c’est moi… »
Un silence lourd a suivi.
« Anna ? Tu vas bien ? Où es-tu ? »
Sa voix tremblait. J’ai fondu en larmes.
« Je veux rentrer… Je suis désolée… »
Elle n’a rien dit d’autre que : « Reviens. On t’attend. »
Le retour à Montbrison fut un choc. Rien n’avait changé – sauf moi. Ma mère m’a serrée dans ses bras sans un mot. Mon père a posé une main maladroite sur mon épaule.
Les premières semaines furent difficiles. Les regards des voisins, les questions non posées… Mais peu à peu, j’ai compris que ma fuite n’avait servi qu’à mettre en lumière ce que j’avais toujours fui : la peur d’être moi-même.
Un soir, alors que je regardais mon reflet dans la vitre du salon, ma mère s’est approchée.
« Tu sais… je voulais juste te protéger du monde… Peut-être que je t’ai trop protégée… »
J’ai pris sa main.
« Peut-être qu’on devrait apprendre à se protéger ensemble… »
Aujourd’hui encore, je me demande : peut-on vraiment échapper à ses démons ? Ou faut-il apprendre à vivre avec eux ? Et vous… avez-vous déjà fui pour mieux vous retrouver ?