Chaque jour, je cuisine à nouveau : amour ou sacrifice sans limite ?
« Tu sais bien que je n’aime pas les restes, Suzanne. » La voix de Paul résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Il est 6h10. Je n’ai pas encore bu mon café, mais déjà, la casserole chante sur le feu. Je me fige un instant, la louche suspendue au-dessus de la soupe. Est-ce que je fais tout cela par amour, ou parce que j’ai oublié comment faire autrement ?
Paul, mon mari depuis vingt-deux ans, n’a jamais supporté de manger un plat réchauffé. Au début, je trouvais ça attendrissant, presque charmant. Il disait que ça lui rappelait son enfance à Bordeaux, où sa mère préparait chaque repas avec soin. Mais aujourd’hui, cette exigence est devenue une prison invisible. Chaque matin, je me lève avant le soleil, j’enfile mon peignoir et je file à la cuisine. Les œufs brouillés doivent être crémeux, le pain encore tiède. À midi, je quitte mon bureau à la mairie en courant, le cœur battant, pour préparer un déjeuner frais. Le soir, rebelote : légumes croquants, viande saisie à la minute. Pas question de servir le gratin d’hier.
Ma fille, Camille, me regarde souvent avec un mélange d’admiration et d’inquiétude. « Maman, tu ne trouves pas que tu en fais trop ? » Elle a dix-sept ans, l’âge où l’on rêve d’émancipation et de révolte. Parfois, j’aimerais avoir son courage. Mais je souris, j’élude : « C’est normal, c’est ça, aimer. »
Mais est-ce vraiment ça, aimer ?
Hier soir, alors que je coupais les carottes pour la soupe, Paul est entré dans la cuisine. Il a froncé les sourcils en voyant la cocotte sur le feu. « Tu refais la soupe ? Celle d’hier était pourtant bonne… » J’ai senti une boule dans ma gorge. « Tu n’en voulais pas, des restes… » Il a haussé les épaules. « Oui, mais là, tu gaspilles. »
Je me suis sentie prise au piège. Quoi que je fasse, ce n’est jamais assez bien. J’ai repensé à ma mère, qui me disait toujours : « Il faut savoir s’oublier un peu pour ceux qu’on aime. » Mais là, je m’oublie complètement. J’ai oublié ce que j’aimais manger, ce que j’aimais faire. Je ne lis plus, je ne sors plus avec mes amies. Je cuisine.
Un soir, Camille est venue s’asseoir à côté de moi alors que je pelais des pommes de terre. « Maman, tu sais que tu as le droit de dire non ? » J’ai ri nerveusement. « Dire non à quoi ? » Elle a haussé les épaules. « À tout ça. À Papa. À cette routine. »
J’ai voulu protester, mais les mots sont restés coincés. Et si elle avait raison ?
Le lendemain, j’ai tenté une expérience. J’ai laissé le gratin de la veille au frigo et j’ai préparé une simple salade. Quand Paul est rentré, il a ouvert le frigo, a vu le plat et m’a lancé un regard noir. « Tu n’as rien préparé de frais ? » J’ai senti mes mains trembler. « Non, Paul. Ce soir, on mange le gratin d’hier. »
Un silence glacial s’est installé. Camille a croisé mon regard, m’a souri timidement. Paul a soupiré, s’est assis à table sans un mot. Il a mangé du bout des lèvres, puis s’est levé sans finir son assiette.
Cette nuit-là, j’ai pleuré en silence. Pas seulement pour Paul, mais pour moi-même. Pour toutes ces années où j’ai cru que mon amour devait se prouver à chaque repas chaud. Pour toutes ces fois où j’ai mis mes envies de côté.
Le lendemain matin, j’ai hésité devant la cafetière. J’ai préparé mon café, me suis assise seule à la table de la cuisine. Paul est descendu, a regardé la table vide. « Tu ne fais pas le petit-déjeuner ? »
J’ai levé les yeux vers lui. « Non, Paul. Aujourd’hui, je prends du temps pour moi. »
Il est resté interdit, puis il a haussé les épaules et s’est servi un bol de céréales. J’ai senti un mélange de tristesse et de soulagement. Camille est descendue à son tour, m’a serrée dans ses bras. « Je suis fière de toi, Maman. »
Depuis ce jour-là, j’essaie de trouver un équilibre. Ce n’est pas facile. Paul râle souvent, mais il s’habitue peu à peu. Parfois, il prépare même le dîner. Je redécouvre le plaisir de lire un roman, de marcher au parc avec Camille. Je me sens encore coupable, parfois. Mais je me sens surtout vivante.
Est-ce que l’amour doit toujours rimer avec sacrifice ? Ou bien peut-on aimer sans s’oublier soi-même ? Qu’en pensez-vous ?