À Table, la Trahison : Quand l’Amour Se Mesure en Cuillères

— Tu rentres tard, Luc. Encore une réunion ?

Il détourne les yeux, pose sa veste sur le dossier de la chaise. Je sens déjà la tension dans l’air, cette odeur de sauce tomate qui flotte encore dans ses cheveux. Il ment. Je le sais. Ce soir, je n’ai pas préparé de dîner ; il m’avait dit qu’il n’avait pas faim. Mais la vérité, je l’ai vue moi-même : Luc, attablé chez sa mère, un sourire que je ne vois plus chez nous, une assiette de blanquette de veau devant lui.

Je serre les poings sous la table. Pourquoi ? Pourquoi aller là-bas alors que je me tue à essayer de lui plaire ici ?

— Tu as mangé ?

Il hésite, puis hausse les épaules.

— J’ai grignoté un truc au bureau.

Mensonge. Je revois la scène : sa mère, Monique, qui lui sert une part généreuse, qui rit fort à ses blagues. Moi, derrière la vitre, invisible. Je me sens trahie, humiliée. Est-ce la cuisine de Monique qui le ramène toujours chez elle ? Ou est-ce moi qui ne suis pas assez ?

La nuit tombe sur notre appartement lyonnais. Je fais semblant de lire, mais les mots dansent devant mes yeux. Luc regarde la télé, absent. Je repense à toutes ces fois où il a refusé mes plats, prétextant un régime ou la fatigue. Et si ce n’était pas moi qu’il fuyait, mais ce que je représentais ?

Le lendemain matin, je me réveille avant lui. Je prépare un café trop fort, laisse tomber une tasse qui se brise en mille morceaux. Il accourt dans la cuisine.

— Ça va ?

Je le fixe droit dans les yeux.

— Pourquoi tu me mens, Luc ?

Il pâlit. Un silence lourd s’installe.

— De quoi tu parles ?

— Hier soir. Chez ta mère. Je t’ai vu.

Il baisse la tête. Je sens les larmes monter.

— Ce n’est pas ce que tu crois…

— Alors explique-moi ! Pourquoi tu préfères aller chez elle plutôt que de manger avec moi ?

Il soupire, s’assoit lourdement.

— J’ai besoin de retrouver quelque chose… Une part de moi que j’ai perdue. Chez maman, tout est simple. Elle ne me juge pas si je prends trois fois du gratin dauphinois. Elle ne me demande pas si j’ai pensé à sortir les poubelles ou à appeler EDF…

Je sens la colère monter.

— Et moi alors ? Je suis quoi pour toi ? Un rappel à l’ordre ? Un obstacle entre toi et ta mère ?

Il ne répond pas. Je quitte la pièce en claquant la porte.

Les jours passent, tendus comme des cordes prêtes à rompre. Au travail, je fais semblant d’aller bien. Mais chaque fois que je croise une collègue qui parle de son mari avec tendresse, je sens mon cœur se serrer.

Un soir, je décide d’aller voir Monique. Elle m’accueille avec son sourire habituel.

— Oh, Camille ! Tu viens dîner ?

Je refuse poliment.

— Je voulais juste parler… De Luc.

Elle fronce les sourcils.

— Il va bien ?

Je prends une grande inspiration.

— Il vient souvent ici… Il ne me le dit pas toujours.

Elle soupire.

— Tu sais, ma fille, Luc a toujours eu du mal avec les changements. Depuis qu’il est petit… Quand il était triste ou stressé, il venait se réfugier dans ma cuisine. Ce n’est pas contre toi.

Je sens mes larmes couler malgré moi.

— Mais moi aussi j’ai besoin de lui… J’ai besoin qu’il soit là, avec moi.

Monique me prend la main.

— Parle-lui. Dis-lui ce que tu ressens vraiment.

Je rentre chez nous plus déterminée que jamais. Luc est là, assis dans le noir.

— On doit parler, dis-je d’une voix ferme.

Il acquiesce.

— J’ai peur de te perdre, Camille… J’ai peur de ne pas être à la hauteur ici. Chez maman, tout est facile. Avec toi… tout est vrai. Et parfois ça me fait peur.

Je m’approche de lui.

— Moi aussi j’ai peur. Peur que tu préfères ta mère à moi. Peur de ne pas être assez bien…

Il me prend dans ses bras pour la première fois depuis des semaines.

— Ce n’est pas une question de préférence… C’est juste différent. Mais je veux essayer d’être là pour toi. Pour nous.

Nous décidons alors d’instaurer un rituel : chaque dimanche soir, nous cuisinons ensemble un plat de son enfance — mais à notre façon. La première fois, c’est un désastre : le gratin brûle et la sauce déborde. Mais on rit comme jamais depuis longtemps.

Petit à petit, la confiance revient. Je comprends que l’amour ne se mesure pas en cuillères ou en recettes héritées ; il se construit dans l’imperfection et l’effort partagé.

Parfois, je me demande encore : est-ce que l’on peut vraiment rivaliser avec les souvenirs d’enfance ? Ou faut-il simplement apprendre à écrire les nôtres ? Qu’en pensez-vous ?