Quand ma belle-mère a emménagé : Chronique d’un chaos annoncé

« Tu ne vas pas mettre autant de sel, j’espère ? » La voix de Monique résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la cuillère en bois, les jointures blanchies. Paul, mon mari, fait semblant de ne rien entendre, plongé dans son journal à la table du salon. C’est la troisième remarque de la matinée. Je respire profondément, mais l’air me brûle la gorge.

Cinq ans que nous avons acheté cette maison à Tours. Cinq ans de petits bonheurs simples : les dimanches matin sous la couette, les dîners improvisés, les éclats de rire dans le jardin. Mais tout cela s’est effacé le jour où Monique a débarqué avec ses valises et son chat allergène. « Juste le temps de me remettre de ma hanche », avait-elle dit. Trois semaines, puis trois mois… Aujourd’hui, cela fait un an.

Au début, j’ai voulu bien faire. J’ai rangé la chambre d’amis, acheté ses yaourts préférés, supporté ses histoires interminables sur la Bretagne et ses critiques voilées sur ma façon d’élever Camille. Mais très vite, la maison est devenue trop petite pour deux femmes qui veulent tout contrôler. Monique s’est installée dans la cuisine comme une reine sur son trône. Elle a changé l’ordre des épices, déplacé les casseroles, jeté mes tasses préférées sous prétexte qu’elles étaient ébréchées.

Un soir, alors que je rentrais tard du travail, j’ai trouvé Paul et elle en train de rire devant un album photo. J’ai eu l’impression d’être une étrangère dans ma propre maison. « Tu te souviens de ce Noël à La Baule ? » demandait-elle à Paul. Il hochait la tête, les yeux brillants. Moi, je n’étais pas sur les photos.

Les disputes ont commencé à éclater pour des riens : une serviette mal pliée, une fenêtre laissée ouverte. Un matin, alors que je préparais le petit-déjeuner, Monique a lancé : « Tu sais, Paul n’a jamais aimé le café aussi fort. » J’ai failli lui répondre que Paul était adulte et pouvait se servir lui-même, mais j’ai ravivé mon sourire mécanique.

Camille, notre fille de huit ans, a vite compris qu’il valait mieux éviter la cuisine quand Mamie était là. Elle s’est réfugiée dans sa chambre avec ses livres et ses dessins. Parfois, je l’entendais pleurer en silence. J’ai voulu lui parler, mais comment expliquer à une enfant que sa mère se sent invisible chez elle ?

Un dimanche après-midi, alors que Paul bricolait dans le garage et que Camille jouait dehors, Monique est venue me trouver dans le salon. Elle s’est assise en face de moi, les mains croisées sur ses genoux.

— Tu sais, Élodie, je ne veux pas être un fardeau…

J’ai senti mes yeux me piquer. Je voulais lui dire qu’elle l’était devenue malgré elle. Mais je n’ai rien dit.

— Paul a besoin de moi. Il travaille trop. Et puis… tu n’as jamais appris à faire la blanquette comme il l’aime.

J’ai éclaté :

— Paul est mon mari ! Ce n’est pas un enfant ! Et moi non plus !

Elle m’a regardée comme si j’étais folle. Paul est arrivé à ce moment-là. Il a posé sa main sur mon épaule :

— Calmez-vous toutes les deux…

Mais il n’a rien fait d’autre.

Les semaines ont passé. Monique a commencé à sortir plus souvent avec des voisines du quartier. Je croyais respirer enfin… jusqu’au jour où elle est tombée dans l’escalier du jardin. Rien de grave, mais assez pour qu’elle doive rester alitée plusieurs jours.

C’est là que tout a explosé. Paul passait ses soirées à son chevet. Je m’occupais de Camille seule. Un soir, alors que je débarrassais la table, j’ai entendu Monique murmurer à Paul :

— Elle ne comprend rien à ta fatigue…

J’ai claqué la porte si fort que les verres ont tremblé.

La nuit suivante, je n’ai pas dormi. J’ai repensé à ma vie d’avant : à mes rêves de liberté, à mon envie d’avoir une famille soudée et simple. J’ai pensé à mes parents qui vivent à Nantes et qui ne se mêlent jamais de notre vie. Pourquoi fallait-il que Monique prenne toute la place ?

Un matin, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai demandé à Paul :

— Est-ce que tu veux vraiment qu’elle reste ici ?

Il a baissé les yeux.

— Je ne sais pas… Elle est seule depuis la mort de Papa…

— Et moi ? Tu penses à moi ? À Camille ?

Il n’a pas su répondre.

Ce soir-là, j’ai écrit une lettre à Monique. Je lui ai dit tout ce que je n’arrivais pas à dire en face : que je me sentais dépossédée de ma maison, de mon couple, de ma vie. Que je voulais retrouver ma place auprès de Paul et de Camille.

Le lendemain matin, elle m’attendait dans la cuisine.

— Tu as raison, Élodie. Je vais chercher un appartement.

J’ai pleuré de soulagement et de honte.

Aujourd’hui, Monique vit à deux rues d’ici. Elle vient dîner le dimanche et garde Camille quand on sort au cinéma. Mais il y a toujours cette gêne entre nous, ce silence lourd qui plane au-dessus des plats partagés.

Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans étouffer ? Est-ce qu’on peut cohabiter sans se perdre soi-même ?