Liens brisés : Histoire d’une quête de foyer et d’identité
— Tu n’as rien à faire ici, Marc. Tu n’es pas notre fils.
La voix de Madame Lefèvre résonne encore dans ma tête, froide, tranchante. J’avais douze ans, debout dans le couloir sombre de leur appartement à Roubaix, une valise trop lourde pour mes bras maigres. Je me souviens de la pluie battante derrière la fenêtre, du regard fuyant de Monsieur Lefèvre, et du silence qui s’est abattu sur moi comme une condamnation. C’était la troisième famille d’accueil qui me rejetait. Je n’ai pas pleuré. Je ne pleurais plus depuis longtemps.
Je m’appelle Marc, j’ai vingt-deux ans aujourd’hui, et je ne sais toujours pas ce que veut dire « chez soi ». Mon enfance s’est déroulée entre les murs gris du foyer Saint-Exupéry, à Lille. Les éducateurs changeaient souvent, les copains partaient ou revenaient, mais la solitude restait fidèle. Le soir, je regardais par la fenêtre les lumières des appartements voisins, imaginant des familles heureuses qui riaient autour d’un dîner chaud. Moi, je mangeais en silence, le cœur serré.
Un jour, au collège, j’ai entendu un garçon dire : « Les gosses de foyer, c’est tous des cassos. » J’ai baissé la tête. Je savais qu’il parlait de moi. À partir de ce jour-là, j’ai arrêté de rêver à une famille. J’ai commencé à me méfier de tout le monde. Les éducateurs disaient que j’étais « difficile », « fermé », « ingérable ». Mais comment faire confiance quand on vous a déjà laissé tomber tant de fois ?
C’est alors que Madame Barbara est arrivée au foyer. Elle n’était pas comme les autres. Elle avait une voix douce mais ferme, un regard qui ne fuyait pas. Elle m’a proposé un jour :
— Viens avec moi au marché samedi matin ?
J’ai haussé les épaules, mais j’y suis allé. Dans la voiture, elle a mis France Inter et chantonné sur « La Vie en rose ». Au marché, elle m’a laissé choisir les fruits. Elle m’a demandé :
— Tu aimes cuisiner ?
J’ai menti :
— Oui.
Elle a souri :
— Alors tu m’aideras à faire une tarte aux pommes.
Ce samedi-là, pour la première fois depuis longtemps, j’ai ri. J’ai même oublié que j’étais un enfant de foyer.
Quelques semaines plus tard, elle m’a présenté à son mari, André. Il était grand, un peu bourru, mais il avait des mains rassurantes. Ils m’ont invité chez eux pour un week-end. J’avais peur. Peur qu’ils me rejettent comme les autres. Peur d’espérer encore.
Le dimanche soir, alors que je rangeais mes affaires pour repartir au foyer, André m’a dit :
— Tu sais, Marc, ici tu peux revenir quand tu veux.
J’ai hoché la tête sans répondre. Mais au fond de moi, une petite flamme s’est rallumée.
Les mois ont passé. J’allais chez eux de plus en plus souvent. Barbara me demandait mon avis sur tout : le choix du film du samedi soir, la couleur des rideaux du salon… André m’apprenait à bricoler dans le garage. Un jour, il m’a confié :
— Moi aussi, j’ai grandi sans père. On ne choisit pas sa famille, mais on peut choisir ceux qu’on aime.
J’ai eu envie d’y croire. Mais chaque fois que je commençais à me sentir bien chez eux, la peur revenait : et s’ils se lassaient ? Et s’ils découvraient que je ne valais rien ?
Un soir d’hiver, alors que nous dînions tous les trois, Barbara a posé sa main sur la mienne :
— Marc… On voudrait t’accueillir chez nous pour de bon. Pas comme une famille d’accueil officielle… Juste parce qu’on t’aime.
J’ai éclaté en sanglots. Toute la colère et la tristesse accumulées depuis des années sont sorties d’un coup. Je leur ai crié que je n’étais pas aimable, que tout le monde finissait par partir. Barbara m’a serré dans ses bras sans rien dire.
Les semaines suivantes ont été difficiles. J’avais peur de croire au bonheur. Je faisais tout pour les repousser : je rentrais tard, je répondais mal… Un soir, André a haussé le ton :
— Arrête de te punir ! On ne te laissera pas tomber.
Je l’ai regardé droit dans les yeux pour la première fois.
— Pourquoi ? Pourquoi vous ne partez pas comme les autres ?
Il a souri tristement :
— Parce qu’on sait ce que c’est d’avoir mal. Et parce qu’on t’aime vraiment.
Petit à petit, j’ai appris à leur faire confiance. À accepter qu’on puisse m’aimer sans condition. Mais le passé ne disparaît jamais vraiment. Parfois, la nuit, je fais encore des cauchemars où je me retrouve seul dans ce couloir sombre chez les Lefèvre.
Aujourd’hui, je vis toujours chez Barbara et André. Je fais des études d’éducateur spécialisé pour aider les enfants comme moi. Il y a des jours où je doute encore de ma place dans ce monde. Mais il y a aussi des matins où je me réveille avec le sourire.
Est-ce qu’on peut vraiment guérir des blessures de l’enfance ? Est-ce qu’on peut apprendre à aimer quand on n’a jamais été aimé ? Qu’en pensez-vous ?