Le cri d’un autre dans mes bras : L’histoire de Marie et Thomas

« Ce n’est pas votre fille, madame. » Les mots de la sage-femme résonnent encore dans ma tête, comme un écho lointain qui refuse de mourir. Je serre la petite Lucie contre moi, son souffle chaud sur ma poitrine, et je sens mon cœur se fissurer. Thomas, debout à côté du lit, blêmit. Il attrape ma main, ses doigts tremblent.

— Comment ça, pas notre fille ? demande-t-il d’une voix blanche.

La sage-femme baisse les yeux. « Il y a eu une erreur à la maternité. Les bracelets ont été échangés. »

Je me souviens de ce moment comme si c’était hier. La lumière blafarde de la chambre, l’odeur de désinfectant, le silence pesant qui s’abat sur nous. J’ai envie de hurler, de tout casser, mais je ne peux que pleurer en silence. Lucie, ce bébé que j’ai porté, aimé, allaité… n’est pas mon enfant. Mon ventre se tord de douleur.

Les jours suivants sont un cauchemar éveillé. Les assistantes sociales défilent, les médecins parlent de tests ADN, d’enquêtes internes. On nous explique que notre vraie fille, Emma, a été confiée à une autre famille, à quelques kilomètres de là, à Saint-Étienne. Thomas et moi ne dormons plus. Nous nous disputons pour des riens :

— Tu crois qu’on doit la rendre ?
— Et toi, tu pourrais abandonner Lucie ?

Je le regarde, les yeux rouges de larmes. Je ne sais plus qui je suis, ni ce que je dois faire. Autour de nous, tout le monde a un avis : ma mère me dit que « le sang ne ment pas », que je dois retrouver ma vraie fille. Mon père, lui, me serre dans ses bras et me murmure : « L’amour, c’est plus fort que tout. »

Un soir, alors que Lucie dort dans son berceau, Thomas s’effondre sur le canapé.

— Je n’arrive plus à respirer, Marie. On va faire quoi ?

Je n’ai pas de réponse. Je me sens coupable d’aimer Lucie comme si elle était sortie de moi, coupable de penser à Emma comme à une étrangère. Je me demande si je suis une mauvaise mère.

La rencontre avec la famille d’Emma est organisée par le juge des affaires familiales. Ils s’appellent Claire et Julien. Ils ont l’air aussi perdus que nous. Claire tient Emma dans ses bras, et je sens une douleur aiguë me transpercer en voyant ses yeux, si semblables aux miens.

— On ne veut pas vous enlever Lucie, dit Claire d’une voix tremblante. Mais Emma… c’est notre fille.

Le silence s’installe. Les avocats parlent de droits parentaux, de procédures. Mais rien ne prépare à ce que l’on ressent quand on doit choisir entre deux bébés, deux vies, deux amours.

Les semaines passent. Nous avons le droit de voir Emma une heure par semaine. Au début, elle pleure dès que je la prends dans mes bras. Je me sens rejetée, indigne. Mais peu à peu, elle s’habitue à moi. Elle me sourit, me tend les bras. Mon cœur se divise en deux.

Thomas s’attache aussi à Emma. Il joue avec elle, lui chante des chansons. Mais chaque fois que nous rentrons à la maison, Lucie nous attend, et c’est un autre arrachement.

Un soir, alors que je borde Lucie, elle me regarde avec ses grands yeux bleus et murmure :

— Maman…

Je fonds en larmes. Comment pourrais-je la quitter ? Comment pourrais-je vivre sans elle ?

La pression monte autour de nous. Les médias s’emparent de l’affaire. « Le drame des bébés échangés à la maternité de Lyon », titrent les journaux. Des voisins nous évitent, d’autres nous jugent. À l’école, les parents murmurent sur notre passage.

Un matin, Thomas me prend la main.

— On ne peut pas continuer comme ça. Il faut choisir.

Mais comment choisir ? Le sang ou le cœur ? La justice ou l’amour ?

Nous décidons de consulter une psychologue familiale. Elle nous écoute, sans juger. Elle nous dit que l’attachement ne se commande pas, qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise décision. Mais qu’il faudra vivre avec les conséquences toute notre vie.

Finalement, après des mois de tourments, le juge rend sa décision : chaque enfant retournera dans sa famille biologique, mais une période d’adaptation sera organisée. Nous devons rendre Lucie à Claire et Julien, et accueillir Emma chez nous.

Le jour de la séparation, je serre Lucie contre moi une dernière fois. Elle pleure, s’accroche à mon cou. Je voudrais hurler, supplier qu’on me la laisse. Mais je dois la déposer dans les bras de Claire. Je sens mon cœur se briser.

Emma arrive chez nous le lendemain. Elle est perdue, effrayée. Je tente de l’apprivoiser, mais elle me repousse. Thomas essaie aussi, mais rien n’y fait. Les semaines passent, et peu à peu, elle s’ouvre à nous. Mais il y a toujours ce vide, cette absence de Lucie qui me hante.

Un soir d’automne, alors que je regarde Emma dormir, je me demande si je serai un jour capable de l’aimer comme j’aimais Lucie. Si elle pourra me pardonner un jour d’avoir hésité entre elle et une autre.

Est-ce que le lien du sang est plus fort que celui du cœur ? Ou bien sommes-nous condamnés à vivre avec le manque, à jamais ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?