Entre Deux Feux : Histoire d’une Belle-Fille, d’une Belle-Mère et de la Quête d’Acceptation
« Tu sais, Isabelle, Sophie, elle, savait faire la blanquette comme il faut. »
La voix de ma belle-mère, Monique, résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la cuillère en bois si fort que mes jointures blanchissent. Romain, mon mari, baisse les yeux sur son assiette, silencieux. Je sens la colère monter, mais aussi cette vieille tristesse qui me serre la gorge depuis l’enfance.
Je n’ai jamais eu de mère. Ma mère est partie quand j’avais trois ans, me laissant aux soins d’une grand-mère aussi froide que le marbre de la cheminée sous laquelle elle tricotait en silence. J’ai appris très tôt à ne pas faire de bruit, à ne pas déranger. À l’école, je regardais les autres enfants courir vers leurs mamans à la sortie ; moi, j’attendais que Mémé vienne me chercher, le visage fermé, le manteau noir bien boutonné.
Quand j’ai rencontré Romain à la fac de lettres à Lyon, j’ai cru que ma vie allait enfin changer. Il était doux, drôle, il me regardait comme si j’étais unique. Mais il avait déjà été marié. Sa première femme, Sophie, était partout dans sa famille : sur les photos du salon chez ses parents, dans les souvenirs qu’on évoquait à table, dans les recettes que Monique me glissait « au cas où ».
Le jour de notre mariage civil à la mairie du 6ème arrondissement, Monique m’a prise à part : « Tu sais, Isabelle, Romain a beaucoup souffert avec le divorce. J’espère que tu sauras prendre soin de lui. » J’ai souri, mais au fond de moi, j’ai senti une pression immense s’installer. Je n’étais pas Sophie. Je ne savais pas si je voulais l’être.
Les premiers mois dans notre petit appartement à Villeurbanne ont été doux. Romain et moi riions beaucoup ; il m’encourageait à écrire mes poèmes, à postuler pour un poste de documentaliste. Mais chaque dimanche chez ses parents était une épreuve. Monique trouvait toujours une occasion de glisser une comparaison : « Sophie avait un sens inné de la décoration », « Sophie savait parler aux enfants », « Sophie n’oubliait jamais l’anniversaire de tante Lucienne ». Un jour, elle a même sorti une vieille nappe brodée : « C’est Sophie qui l’a faite pour Noël il y a trois ans. Tu fais un peu de couture ? »
Je me suis sentie invisible. Comme si quoi que je fasse, je n’étais jamais assez bien. J’ai commencé à douter de moi. À la maison, je devenais irritable ; Romain ne comprenait pas toujours. Un soir, après un dîner particulièrement tendu chez ses parents, j’ai explosé :
— Pourquoi tu ne dis jamais rien quand ta mère me compare à Sophie ?
Il a soupiré :
— Tu sais bien qu’elle ne s’en rend pas compte… Elle a du mal avec le changement.
— Et moi ? Moi aussi j’existe !
Il m’a prise dans ses bras mais je sentais qu’il était perdu lui aussi.
Au travail, je faisais semblant d’aller bien. Mais même là, je me sentais différente des autres femmes du CDI : elles parlaient de leurs familles avec tendresse ou agacement ; moi je n’avais que des souvenirs froids et des dimanches sous tension à raconter.
Un jour d’hiver, alors que je rentrais d’une visite chez Monique où elle avait encore évoqué Sophie (« Elle avait tellement bon goût pour choisir les cadeaux ! »), j’ai craqué. J’ai appelé Mémé :
— Pourquoi tu ne m’as jamais dit que tu étais fière de moi ?
Un silence gênant a suivi.
— Ce n’est pas dans ma nature… Tu sais bien.
J’ai raccroché en pleurant toutes les larmes de mon corps.
J’ai commencé une thérapie. La psychologue m’a dit : « Vous cherchez l’approbation d’une mère que vous n’avez jamais eue. Peut-être qu’il est temps de vous donner vous-même cette reconnaissance. »
Mais comment faire quand tout autour de vous rappelle que vous n’êtes pas celle qu’on attend ?
Un dimanche de printemps, alors que Monique critiquait encore ma tarte (« La pâte est un peu épaisse… Sophie la faisait plus fine »), j’ai posé la tarte sur la table avec force :
— Je ne suis pas Sophie ! Je suis Isabelle ! Et si ça ne vous plaît pas… tant pis !
Le silence est tombé comme un couperet. Romain m’a regardée avec étonnement — et peut-être un peu de fierté ? Monique a rougi puis s’est levée sans un mot.
Sur le chemin du retour, Romain a serré ma main :
— Tu as eu raison.
Depuis ce jour-là, quelque chose a changé. Monique est restée distante pendant plusieurs semaines. Puis elle a commencé à parler moins souvent de Sophie. Elle m’a même demandé conseil pour choisir un cadeau pour son frère.
Je ne dis pas que tout est parfait aujourd’hui. Parfois la comparaison revient, parfois je doute encore. Mais j’apprends à m’aimer telle que je suis — imparfaite mais vraie.
Est-ce qu’on peut vraiment se libérer du regard des autres ? Ou sommes-nous condamnés à chercher toute notre vie une approbation qui ne viendra peut-être jamais ?