Sous le joug de ma belle-mère : Chronique d’une vie sous contrôle

« Tu es encore en retard, Camille ! Le petit-déjeuner est terminé, tu devras attendre midi. »

La voix sèche de Madeleine résonne dans la cuisine carrelée, tranchant le silence du matin comme un couperet. Je regarde l’horloge : 8h01. Une minute de trop. Mon ventre crie famine, mais je ravale ma fierté et mon appétit. Voilà trois ans que je vis sous son toit, depuis que Paul, mon mari, a perdu son emploi et que nous avons dû quitter notre appartement à Lyon pour venir nous installer dans cette vieille maison de famille à Dijon.

Au début, je croyais que ce serait temporaire. Un mois, deux tout au plus. Mais la crise économique a tout ralenti, et Paul n’a pas retrouvé de travail. Moi, je fais des ménages chez les voisins pour ramener quelques euros. Mais ici, chez Madeleine, tout est chronométré : lever à 7h30, petit-déjeuner à 8h00 pile, douche à 8h30. Si tu rates ton créneau, tant pis pour toi. Elle dit que c’est ainsi qu’on apprend la discipline et le respect.

Un matin d’hiver, alors que je me glisse dans la salle de bain à 8h32, elle surgit derrière moi :

— Camille ! Tu sais très bien que la salle de bain est réservée à Paul à cette heure-ci. Tu n’as qu’à attendre ce soir.

Je baisse les yeux, honteuse. Mes cheveux sont gras, mes mains sentent encore le produit vaisselle. Je rêve d’un peu de chaleur, d’un moment à moi. Mais ici, tout m’échappe.

Paul tente parfois de s’interposer :

— Maman, tu pourrais être un peu plus souple avec Camille…

Mais elle le coupe net :

— C’est chez moi ici. Si vous n’êtes pas contents, la porte est ouverte.

Paul se tait. Il sait qu’on n’a nulle part où aller.

Le soir, je m’effondre sur le lit dans notre petite chambre mansardée. Paul me prend la main.

— Je suis désolé…

Je voudrais lui dire que ce n’est pas sa faute, mais au fond de moi, la rancœur grandit. J’ai l’impression d’être une étrangère dans ma propre vie.

Les jours passent, identiques et oppressants. Madeleine surveille tout : la quantité de lessive utilisée, le temps passé sous la douche, le nombre de tartines beurrées au petit-déjeuner. Elle note tout dans un carnet bleu posé sur la table du salon. Parfois, elle me regarde avec une lueur de défi dans les yeux.

Un dimanche midi, alors que je sers le gratin dauphinois qu’elle a préparé, elle lance devant toute la famille réunie :

— Camille n’a pas respecté l’heure du repas ce matin. C’est pour ça qu’elle a l’air si fatiguée.

Les regards se tournent vers moi. Je sens mes joues brûler. Ma belle-sœur Sophie me glisse discrètement un morceau de pain sous la table.

Après le repas, je m’enferme dans la salle de bain et laisse couler l’eau froide sur mon visage. Je me demande comment j’ai pu en arriver là.

Un soir d’orage, alors que Madeleine est sortie voir une amie, Paul et moi nous asseyons dans la cuisine sombre.

— On ne peut plus continuer comme ça, souffle-t-il.

Je hoche la tête. Mais où irions-nous ? Les loyers sont trop chers, nos économies fondent comme neige au soleil.

C’est alors que Sophie m’appelle :

— Camille, j’ai une chambre chez moi à Besançon si tu veux… Ce n’est pas grand-chose mais tu pourrais souffler un peu.

Je sens les larmes monter. Pour la première fois depuis des mois, une porte s’ouvre devant moi.

Le lendemain matin, je fais ma valise en silence. Madeleine me regarde sans un mot. Paul m’embrasse longuement sur le perron.

— Je te rejoindrai dès que possible…

Dans le train pour Besançon, je regarde défiler les champs sous la pluie et je sens un poids immense se lever de mes épaules. Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve mais je sais que je dois me retrouver avant tout.

Aujourd’hui encore, je repense à ces années passées sous le contrôle de Madeleine. Comment peut-on aimer sans étouffer ? Où commence le respect de l’autre et où finit-il ? Peut-on vraiment être soi-même quand on vit sous le regard constant d’une autre ?

Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour préserver votre liberté et votre dignité face à la famille ?