Le secret du journal de maman : l’enfant de trop ?
« Pourquoi tu ne peux pas être comme ton frère, Camille ? » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, froide et tranchante comme un couteau. J’ai douze ans, je serre les poings sous la table, les yeux fixés sur la nappe à carreaux. Maciej, mon grand frère, me lance un regard compatissant, mais il ne dit rien. Ma petite sœur, Capucine, joue avec sa cuillère, indifférente. Ce soir-là, j’ai compris que je ne serai jamais « comme eux ».
Des années plus tard, alors que je trie les affaires de maman après son décès, je tombe sur un vieux carnet à la couverture usée. Un journal intime. Mon cœur bat la chamade. Je n’ai jamais été proche d’elle, mais ce carnet… c’est peut-être la clé de ce que j’ai toujours ressenti : ce froid entre nous, cette distance inexplicable. Je m’assois sur le lit défait, j’ouvre le journal à la première page. L’écriture de maman danse devant mes yeux :
« 15 mars 1992. Je ne voulais pas de cet enfant. »
Je m’arrête net. Cet enfant… c’est moi. Je lis la suite, chaque mot me transperce. Elle raconte sa peur, sa colère, sa solitude quand elle a appris qu’elle était enceinte de moi. Papa venait de perdre son emploi, ils vivaient dans un petit appartement à Montreuil, l’argent manquait. Elle voulait avorter, mais il l’a suppliée de garder le bébé. Elle a cédé, à contrecœur.
Je comprends soudain pourquoi elle ne m’a jamais regardée comme elle regarde Maciej ou Capucine. Pour elle, je suis l’enfant du renoncement, du sacrifice. Je referme le carnet en tremblant. Toute ma vie, j’ai cherché son amour, j’ai voulu qu’elle me serre dans ses bras comme elle le faisait avec mes frère et sœur. Mais il y avait ce mur invisible entre nous.
Je me souviens des anniversaires où elle oubliait mon gâteau, des bulletins scolaires qu’elle ne lisait même pas. « Tu es forte, Camille », disait-elle parfois d’un ton sec, comme si c’était une excuse pour m’ignorer. Je me suis construite seule, dans l’ombre de ses préférences affichées.
Un soir d’hiver, alors que j’avais seize ans, j’ai osé lui demander : « Maman, pourquoi tu ne m’aimes pas comme les autres ? » Elle a détourné les yeux : « Ne dis pas de bêtises. » Mais ses mains tremblaient.
Aujourd’hui, tout s’éclaire. Ce n’était pas moi le problème. C’était son histoire à elle, ses blessures non cicatrisées. Mais comment vivre avec ce savoir ? Comment pardonner à une mère qui n’a jamais su aimer son enfant ?
Je repense à tous ces moments où j’ai tenté de gagner son affection : les bouquets de fleurs cueillis dans le jardin public, les dessins maladroits accrochés au frigo… Rien n’y faisait. Elle restait distante, polie mais froide.
Après la lecture du journal, je décide d’en parler à Maciej. Nous nous retrouvons dans un café du centre-ville. Il m’écoute en silence, puis pose sa main sur la mienne :
— Tu sais, Camille… J’ai toujours senti qu’il y avait quelque chose entre vous deux. Mais je ne savais pas quoi faire.
— Tu crois que c’est ma faute ?
— Non… Je crois que maman portait trop de choses en elle. Tu n’y es pour rien.
Ses mots me réconfortent un peu, mais la douleur reste vive. Capucine, elle, refuse d’en parler :
— Arrête avec tes histoires ! Maman t’aimait à sa façon.
Mais quelle façon ? Celle qui laisse des cicatrices invisibles ?
Les semaines passent. Je relis le journal encore et encore. Je découvre une femme fragile, dépassée par la vie, qui a aimé maladroitement mais sincèrement ses deux autres enfants. Pour moi… elle a fait ce qu’elle a pu.
Je commence une thérapie pour apprendre à me reconstruire sans ce besoin d’amour maternel qui m’a tant manqué. J’apprends à m’aimer moi-même, à accepter que je ne serai jamais « comme eux », mais que cela ne fait pas de moi une étrangère dans ma propre famille.
Un jour, je retourne dans l’appartement familial pour trier les dernières affaires de maman. Je tombe sur une boîte remplie de lettres jamais envoyées… Des lettres qu’elle m’avait écrites mais n’avait jamais eu le courage de me donner. Dans l’une d’elles, elle écrit :
« Pardonne-moi de ne pas avoir su t’aimer comme tu le méritais. Tu es plus forte que tu ne le crois. »
Je fonds en larmes. Peut-être qu’au fond d’elle-même, elle m’aimait malgré tout…
Aujourd’hui encore, je me demande : combien d’enfants vivent ce sentiment d’être « l’enfant de trop » ? Combien de familles cachent des secrets qui empoisonnent l’amour ? Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à une mère qui n’a jamais su aimer ? Qu’en pensez-vous ?