Le poids d’un prénom : chronique d’une tradition familiale brisée

« Non, maman, nous avons décidé que si c’est un garçon, il ne s’appellera pas Henri. »

La voix de Julien tremblait à peine, mais chaque mot résonnait comme une gifle. Je me suis figée, la tasse de café brûlante entre les mains, incapable de répondre. Henri. Le prénom de mon père, de mon grand-père, de son arrière-grand-père. Chez les Martin, chaque fils aîné portait ce prénom, comme un fil invisible qui reliait les générations. J’avais attendu ce moment toute ma vie : voir mon petit-fils perpétuer la lignée.

Camille, assise à côté de Julien, évitait mon regard. Elle caressait distraitement son ventre arrondi. J’ai senti la colère monter, sourde et brûlante.

— Vous plaisantez ? Ce n’est pas possible… C’est la tradition !

Julien a soupiré, les épaules voûtées.

— Justement, maman. C’est TA tradition. Camille et moi, on veut choisir un prénom qui nous ressemble.

J’ai posé la tasse avec fracas. Le silence s’est abattu sur la cuisine, seulement troublé par le tic-tac de l’horloge. J’ai repensé à mon propre père, à sa fierté le jour où il m’a donné ce prénom. À la photo sépia du grand Henri, moustache fière et regard sévère, trônant dans le salon depuis toujours.

— Tu ne comprends pas ce que ça représente pour moi ? Pour nous tous ?

Camille a relevé la tête, les yeux brillants.

— Je comprends que c’est important pour vous. Mais c’est notre enfant. On veut qu’il ait son identité à lui.

J’ai cru m’étouffer. Leur enfant ? Et moi alors ? Et la famille ?

Les jours suivants, j’ai erré dans la maison vide. Mon mari Pierre tentait de me raisonner.

— Laisse-les faire leur choix, Monique. Les temps changent…

Mais comment accepter que tout ce que j’avais transmis puisse s’arrêter là ? J’ai appelé ma sœur Françoise.

— Tu te rends compte ? Ils veulent appeler le bébé « Léo » ou « Arthur » ! Comme si Henri n’avait jamais existé !

Françoise a soupiré.

— Peut-être qu’il faut leur laisser cette liberté… Tu sais, nos enfants ne nous appartiennent pas.

Je n’ai pas dormi cette nuit-là. J’ai pensé à la France d’aujourd’hui, à ces familles recomposées, à ces prénoms venus d’ailleurs qui fleurissent dans les écoles. Mais chez nous… Non !

Le week-end suivant, j’ai invité Julien et Camille à déjeuner. J’avais préparé le pot-au-feu préféré de Julien, espérant attendrir son cœur.

— Tu sais, ai-je commencé doucement pendant le dessert, ton grand-père serait tellement fier…

Julien a posé sa fourchette.

— Maman, je t’aime. Mais je ne veux pas imposer à mon fils un prénom qui ne lui dira rien. Je veux qu’il soit libre d’être lui-même.

Camille a pris sa main.

— On ne veut pas te blesser. Mais on veut aussi écrire notre propre histoire.

J’ai senti mes yeux se remplir de larmes. Était-ce donc ça, vieillir ? Voir ses repères s’effriter ?

La naissance approchait. Je me suis surprise à éviter leurs appels. Pierre m’a grondée.

— Tu vas vraiment rater la naissance de ton petit-fils pour une histoire de prénom ?

J’ai éclaté :

— Ce n’est pas « une histoire de prénom » ! C’est notre identité ! Notre mémoire !

Mais au fond de moi, je savais qu’il avait raison.

Le jour J est arrivé. À la maternité de Nantes, j’ai vu Camille épuisée mais radieuse, Julien les yeux embués de bonheur. Ils m’ont tendu un minuscule paquet rose.

— Maman… Voici Emma.

Emma ? Une fille !

J’ai éclaté en sanglots, mêlant soulagement et tristesse. Pas de Henri cette fois-ci… Mais en tenant ce petit être contre moi, j’ai compris que l’amour ne se transmettait pas seulement par un prénom.

Quelques semaines plus tard, lors du premier repas de famille avec Emma dans son couffin, j’ai osé demander :

— Et si un jour vous avez un garçon… Vous y repenserez ?

Julien a souri tendrement.

— Peut-être… Mais tu sais maman, ce qui compte c’est ce qu’on transmet au quotidien. Pas seulement un nom.

Je regarde Emma dormir et je me demande : ai-je eu tort de vouloir imposer cette tradition ? Ou bien est-ce le monde qui change trop vite pour moi ? Qu’en pensez-vous ? Faut-il tout sacrifier au nom du progrès ou certaines traditions méritent-elles d’être défendues coûte que coûte ?