Le miroir brisé de Mamie Gisèle : Fierté, secrets et solitude
« Tu sais, Camille, ta grand-mère était la meilleure cuisinière du quartier. On venait de toute la ville pour goûter à ses tartes aux pommes ! » La voix de ma mère résonne dans la cuisine, mais je n’écoute qu’à moitié. Je regarde Gisèle, ma grand-mère, assise droite comme un i sur sa chaise, le menton haut, le regard fier. Elle hoche la tête, satisfaite, comme si elle recevait une médaille. Pourtant, je me demande : qui est vraiment cette femme dont tout le monde parle mais que personne ne connaît vraiment ?
Ce dimanche-là, la maison familiale de Tours est pleine à craquer. Les cousins courent partout, les adultes parlent fort, et Gisèle trône au centre du salon, distribuant anecdotes et compliments à qui veut bien l’écouter. « Ah, mon petit-fils Paul, il a eu la meilleure note de la classe ! Et Camille, elle est la plus douée en dessin, c’est de famille ! » Je serre les dents. Je n’ai pas touché un crayon depuis des mois. Mais Gisèle ne s’en rend pas compte. Elle ne pose jamais de questions, elle affirme. Elle ne s’intéresse pas, elle expose.
Après le repas, je m’éclipse sur la terrasse. L’air est lourd, chargé de l’odeur des rosiers que Gisèle entretient avec la même obsession que son image. Ma mère me rejoint, un peu gênée. « Tu sais, elle n’a pas eu une vie facile… » Je soupire. « Mais pourquoi elle ne nous parle jamais vraiment ? Pourquoi elle fait semblant ? » Ma mère hausse les épaules. « C’est sa façon de se protéger. »
Le soir, alors que tout le monde est parti, je reste dormir chez Gisèle. Dans la chambre d’amis, je l’entends marcher dans le couloir. Je me lève, poussée par une impulsion étrange. Je la trouve dans la cuisine, en train de ranger les restes du festin. « Tu ne dors pas ? » Elle sursaute, puis me regarde, un peu surprise. « Non, je n’aime pas le silence. »
Je m’assois à la table. Un silence gênant s’installe. Puis, sans réfléchir, je lance : « Mamie, pourquoi tu dis toujours que tu sais tout sur nous, alors que tu ne me demandes jamais comment je vais ? » Elle pose la vaisselle, s’essuie les mains sur son tablier. Son visage se ferme. « Je… Je veux juste que vous soyez fiers de moi. »
Je sens une fissure. Une brèche dans son armure. « Mais tu sais, on aimerait juste que tu sois là. Pas que tu sois parfaite. » Elle détourne les yeux. « Parfois, j’ai l’impression que si je ne suis pas la meilleure, je ne suis rien. »
Je n’ai jamais vu ma grand-mère aussi vulnérable. Elle s’assoit en face de moi. « Quand j’étais jeune, ma mère me disait toujours que je n’étais pas assez bien. Alors j’ai décidé d’être la meilleure en tout. Mais à force, je me suis perdue. »
Je prends sa main. Elle tremble. « Tu n’es pas obligée de tout porter toute seule, tu sais. » Elle sourit tristement. « Je ne sais pas comment faire autrement. »
Les jours passent. Je reviens plus souvent. J’essaie de lui parler de moi, de mes doutes, de mes rêves. Parfois elle écoute, parfois elle retombe dans ses vieux travers. Un dimanche, alors que je lui montre un carnet de croquis, elle s’arrête. « Tu sais, je n’ai jamais su dessiner. Mais j’aurais aimé apprendre. »
Petit à petit, Gisèle change. Elle apprend à poser des questions, à écouter. Mais le chemin est long. Un soir, alors que nous regardons de vieilles photos, elle me confie : « J’ai tellement peur que vous m’oubliiez si je ne suis pas exceptionnelle. »
Je la serre dans mes bras. « On t’aime pour ce que tu es, pas pour ce que tu fais croire. »
Aujourd’hui, Gisèle est toujours fière, mais elle est aussi plus douce. Elle apprend à être grand-mère, pas une héroïne de roman. Et moi, j’apprends à pardonner ses maladresses.
Mais parfois, je me demande : combien de familles vivent avec ces murs invisibles ? Combien de Gisèle se cachent derrière des sourires parfaits ? Et vous, connaissez-vous vraiment vos proches ou seulement l’image qu’ils veulent bien montrer ?