Entre deux feux : L’histoire de Camille et sa mère

— Tu crois vraiment que tu peux tout avoir, Camille ?

La voix de ma mère résonne encore dans le salon, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée de ma valise, les larmes aux yeux. Mon père, silencieux, regarde par la fenêtre, évitant mon regard. Il pleut sur Lyon ce soir-là, et chaque goutte semble marteler ma poitrine.

Je m’appelle Camille Dupuis, j’ai 22 ans, et ce soir, je quitte la maison familiale.

Tout a commencé il y a un an. J’étais en deuxième année de droit à l’université Lyon III. Ma mère, Hélène, rêvait que je devienne avocate comme elle. Mon père, Jean-Pierre, voulait juste que je sois « raisonnable ». Chez nous, on ne parle pas de sentiments. On parle de réussite, de respectabilité. Et moi, je me noyais dans leurs attentes.

Jusqu’au jour où j’ai rencontré Léa.

C’était à la bibliothèque universitaire. Elle avait un rire qui illuminait la pièce, des cheveux courts et des yeux qui semblaient tout comprendre. On a parlé littérature, féminisme, politique. Elle m’a invitée à une manif pour le droit au logement. J’y suis allée sans réfléchir. Ce soir-là, sous les banderoles et les slogans, elle a pris ma main. J’ai senti le monde basculer.

Mais comment dire à ma mère que je suis tombée amoureuse d’une femme ?

À la maison, le silence était pesant. Je rentrais tard, prétextant des révisions. Ma mère me lançait des regards inquiets :
— Tu es pâle, tu manges à peine… Tu travailles trop ?

Je mentais. Je mentais tout le temps.

Un soir de décembre, Léa m’a embrassée dans la rue. J’ai cru mourir de peur et de bonheur. Mais une voisine nous a vues. Le lendemain, ma mère m’attendait dans la cuisine.
— Camille, il faut qu’on parle.

Elle avait le visage fermé. Elle savait. Elle n’a pas crié. Elle a juste dit :
— Ce n’est pas possible. Pas dans cette famille.

J’ai essayé d’expliquer, de lui dire que ce n’était pas une phase, que Léa comptait plus que tout. Elle a pleuré. Mon père s’est enfermé dans son bureau.

Les semaines suivantes ont été un enfer. Ma mère me surveillait, fouillait mon téléphone. Elle m’a inscrite à des séances chez le prêtre du quartier :
— Il faut prier pour chasser ces idées…

J’ai voulu partir. Mais où aller ? Léa vivait en colocation dans un studio minuscule à la Guillotière. Je dormais parfois chez elle, sur un matelas à même le sol. On riait pour oublier la peur du lendemain.

À l’université, mes notes ont chuté. Mon professeur de droit civil m’a convoquée :
— Camille, tu étais brillante… Que se passe-t-il ?

Je n’ai rien dit. Comment expliquer ce gouffre qui s’ouvrait sous mes pieds ?

Un soir de mars, ma mère m’a attendue sur le palier.
— Tu dois choisir : ta famille ou cette… vie-là.

J’ai claqué la porte derrière moi.

Chez Léa, tout était différent. Sa mère l’appelait tous les jours pour prendre de ses nouvelles. Elles parlaient de tout : politique, amour, cuisine… J’enviais cette complicité simple.

Mais Léa aussi avait ses blessures. Son père ne lui parlait plus depuis son coming out. Parfois elle pleurait en silence après avoir raccroché.

On s’est soutenues comme on pouvait. Mais la précarité nous rongeait : petits boulots mal payés, factures impayées… Un matin d’avril, on a reçu un avis d’expulsion.

J’ai appelé ma mère en larmes :
— Je t’en supplie…
Elle a raccroché sans un mot.

J’ai pensé à tout arrêter. À disparaître.
Mais Léa m’a prise dans ses bras :
— On va s’en sortir. Ensemble.

On a trouvé un foyer d’accueil pour jeunes en difficulté. Les nuits étaient bruyantes, les matelas durs comme la pierre. Mais on était libres.

Petit à petit, j’ai repris pied. J’ai trouvé un stage dans une association d’aide juridique aux femmes victimes de violences. J’y ai rencontré des femmes brisées mais debout. Elles m’ont donné la force de continuer.

Un soir d’été, j’ai reçu un message de ma mère :
« Je pense à toi tous les jours. »

J’ai pleuré longtemps avant de répondre.

Aujourd’hui, je vis toujours avec Léa dans un petit appartement sous les toits du Vieux Lyon. Ma mère et moi nous parlons parfois au téléphone. C’est fragile, maladroit. Mais c’est un début.

Je ne sais pas si elle acceptera un jour qui je suis vraiment. Mais j’ai compris que je ne pouvais plus vivre dans le mensonge.

Est-ce qu’on peut vraiment choisir entre sa famille et l’amour ? Est-ce qu’on peut guérir des blessures du passé ? Qu’en pensez-vous ?