Dans l’ombre de ma belle-mère : Chronique d’un appartement à Nanterre
— Tu n’as pas encore rangé la vaisselle ? s’exclame Françoise, ma belle-mère, en entrant dans la cuisine, les bras croisés sur son tablier fleuri. Je sursaute, la main encore tremblante autour de la tasse de café que je n’ai même pas eu le temps de finir. Je sens déjà la colère monter, cette boule familière qui me serre la gorge chaque fois qu’elle franchit le seuil de la pièce.
Je m’appelle Claire, j’ai trente-quatre ans, et depuis deux ans, je vis dans un trois-pièces à Nanterre avec mon mari, Julien, et sa mère. Ce n’était pas prévu. Après la perte de son mari, Françoise n’a pas supporté la solitude et Julien a insisté pour qu’elle vienne vivre avec nous « le temps qu’elle se remette ». Deux ans plus tard, elle est toujours là, omniprésente, imposant ses règles, ses horaires, ses habitudes. Notre appartement est devenu son royaume.
— Je vais le faire, Françoise, je réponds d’une voix que j’essaie de garder calme. J’ai juste pris cinq minutes pour souffler.
Elle lève les yeux au ciel. — Si tu ne fais pas les choses tout de suite, tu ne les fais jamais. C’est comme ça qu’on prend du retard dans une maison.
Julien entre à son tour, casque sur les oreilles, l’air absent. Il embrasse sa mère sur la joue, me lance un sourire fatigué et file dans la chambre sans un mot. Je reste seule avec Françoise et la vaisselle sale.
Les jours se ressemblent. Le matin, je me lève avant tout le monde pour profiter d’un peu de silence. Mais même là, je sens sa présence : le bruit de ses chaussons dans le couloir, l’odeur du café qu’elle prépare trop fort, les portes qu’elle claque parce que « ça réveille la maison ». Elle critique tout : ma façon de cuisiner (« Tu ne mets pas assez de sel »), de m’habiller (« Tu devrais porter des couleurs plus gaies »), d’élever mes enfants — ah non, je n’en ai pas encore. Et c’est bien là un autre sujet de tension.
— Toujours pas enceinte ? me demande-t-elle régulièrement, un sourcil levé. À ton âge, il faudrait y penser sérieusement.
Je serre les dents. J’aimerais lui hurler que ce n’est pas si simple, que Julien et moi avons essayé pendant des mois sans succès, que chaque remarque est une blessure supplémentaire. Mais je me tais. Je me tais toujours.
Le soir, quand Julien rentre du travail, il est épuisé. Il évite les disputes, fuit les conversations trop lourdes. Parfois, je tente d’aborder le sujet :
— Tu ne trouves pas que ta mère prend un peu trop de place ?
Il soupire. — Elle a besoin de nous… Et puis c’est temporaire.
Temporaire. Ce mot résonne comme une mauvaise blague. J’ai l’impression d’étouffer dans cet appartement trop petit pour trois adultes et tous nos non-dits.
Un dimanche après-midi, alors que je plie du linge dans la chambre, j’entends Françoise parler à Julien dans le salon :
— Tu sais, Claire n’est pas très organisée… Tu devrais lui donner des conseils.
Je sens mes joues brûler. J’entre brusquement dans la pièce.
— Je suis là, vous savez ? Vous pouvez me parler directement.
Un silence gênant s’installe. Julien regarde ses pieds. Françoise hausse les épaules.
— Je veux juste t’aider à t’améliorer.
Je craque.
— Mais qui vous a demandé quoi que ce soit ? Je fais de mon mieux ! Ce n’est pas facile de vivre ici à trois…
Ma voix tremble. J’ai honte de pleurer devant eux mais je n’en peux plus. Françoise me regarde comme si j’étais folle. Julien tente maladroitement de me prendre la main mais je la retire.
Cette nuit-là, je dors mal. Je repense à ma vie d’avant : mon petit studio à Levallois, ma liberté, mes soirées entre amies… Où suis-je passée ?
Le lendemain matin, je prends une décision. Je sors marcher seule dans le parc André-Malraux malgré la pluie fine. J’appelle ma sœur :
— J’en peux plus… J’ai l’impression d’être transparente chez moi.
Elle soupire :
— Claire, il faut que tu poses tes limites. Tu ne peux pas continuer comme ça.
Mais comment faire ? Comment affronter cette femme qui a élevé l’homme que j’aime ? Comment convaincre Julien que notre couple est en train de sombrer ?
Les jours passent et rien ne change vraiment. Parfois j’essaie d’imposer mes choix : je cuisine ce que j’aime (Françoise fait la moue), j’invite une amie à dîner (elle critique le bruit), je propose à Julien une sortie en amoureux (il hésite à laisser sa mère seule). Chaque tentative se solde par une dispute ou un malaise.
Un soir d’été, alors que la chaleur rend l’air irrespirable dans notre salon encombré de bibelots et de souvenirs qui ne sont pas les miens, je regarde Julien s’endormir devant la télé et Françoise tricoter en silence. Je me demande si c’est ça, ma vie maintenant : renoncer à moi-même pour préserver une paix factice.
Je me lève doucement et sors sur le balcon minuscule. Les lumières de Nanterre brillent au loin. Je respire profondément. Pour la première fois depuis longtemps, je me dis que j’ai le droit d’exister autrement que dans l’ombre des autres.
Est-ce égoïste de vouloir être heureuse ? Faut-il forcément choisir entre soi et sa famille ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?