À trente ans, toujours chez mes parents : le poids du regard et l’amour interdit

« Tu ne vas quand même pas épouser ce garçon alors que tu vis encore ici, Camille ! »

La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tranchante comme une lame. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Mon père, silencieux comme toujours, baisse les yeux sur son journal. J’ai trente ans aujourd’hui, et je vis encore sous leur toit, dans ce vieil appartement du 6ème arrondissement de Lyon. Je sens le rouge me monter aux joues – de honte, de colère, d’impuissance.

« Paul n’est pas un garçon pour toi. Il n’a pas d’ambition. Il n’a même pas d’appartement à lui ! »

Je voudrais hurler que Paul est tout ce que je veux. Qu’on s’est rencontrés à la pause-café chez EDF, qu’il me fait rire comme personne, qu’il me comprend quand je pleure le soir dans ma chambre d’ado, entourée de posters délavés. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Je sais ce que pensent mes collègues : « À trente ans, toujours chez tes parents ? » Ils rient doucement, mais je sens la pitié dans leurs regards. Je fais semblant de m’en moquer. Mais chaque soir, je rentre chez moi avec cette boule au ventre.

Paul, lui, vit en colocation à Villeurbanne. Il rêve d’ouvrir un food truck de cuisine réunionnaise. Ma mère trouve ça ridicule : « Tu crois que tu vas vivre comment ? Avec des samoussas et du riz cantonais ? »

Un soir, Paul m’attend devant la porte de l’immeuble. Il a ce sourire un peu triste.

— Tu leur as parlé ?
— Oui… Enfin, non. C’est compliqué.

Il soupire. Je vois dans ses yeux qu’il commence à douter. De moi. De nous.

Les semaines passent. Ma mère devient plus dure. Elle laisse traîner des annonces d’appartements sur la table du salon. Elle me répète que je dois penser à mon avenir. Que je ne peux pas rester une enfant toute ma vie.

Un dimanche midi, tout explose.

— Camille, tu dois choisir : ou tu restes ici et tu fais ce qu’on attend de toi, ou tu pars avec ton Paul et tu assumes !

Mon père relève enfin la tête.

— Viviane, laisse-la respirer…

Mais elle ne veut rien entendre.

Je monte dans ma chambre en claquant la porte. Je m’effondre sur mon lit. Je pense à toutes ces années où j’ai fait ce qu’on attendait de moi : bonnes notes, études sérieuses, CDI stable. Mais jamais je n’ai eu le droit de choisir pour moi.

Le soir même, Paul m’appelle.

— Camille… Je ne veux pas être celui qui te sépare de ta famille.
— Ce n’est pas toi… C’est moi qui n’arrive pas à couper le cordon.

Il y a un long silence.

— Tu sais que je t’aime ?
— Oui… Moi aussi.

Mais l’amour suffit-il ?

Les jours suivants, je me perds dans les rues de Lyon après le travail. Je regarde les vitrines des agences immobilières. Les loyers sont hors de prix. Comment partir seule ? Comment partir tout court ?

Un soir, je rentre plus tard que d’habitude. Ma mère m’attend dans le salon.

— Tu étais avec lui ?
— Oui.
— Tu comptes rentrer tous les soirs à pas d’heure maintenant ?

Je sens la colère monter.

— Tu veux que je parte ? Très bien ! Mais arrête de me faire sentir que je suis une ratée parce que je ne vis pas comme tu voudrais !

Elle se lève brusquement.

— Je veux juste ton bonheur !
— Non, tu veux juste avoir raison !

Je claque la porte et descends l’escalier en courant. J’appelle Paul en larmes.

— Viens me chercher… S’il te plaît.

Il arrive dix minutes plus tard. On roule sans parler jusqu’à son appartement minuscule. Je m’endors contre lui, épuisée.

Le lendemain matin, il me prépare un café.

— On pourrait chercher un studio ensemble… Pas grand-chose, mais au moins on serait libres.

Je souris à travers mes larmes.

Mais la peur est là : peur de manquer d’argent, peur de décevoir mes parents, peur de regretter…

Quelques semaines plus tard, on trouve un petit deux-pièces à Croix-Rousse. On signe le bail. Je fais mes cartons en silence. Ma mère ne m’adresse plus la parole.

Le jour du déménagement, elle reste enfermée dans sa chambre. Mon père m’aide à porter les valises jusqu’à la voiture.

— Tu sais… Ta mère t’aime beaucoup. Elle a juste peur pour toi.
— Et toi ?
— Moi aussi… Mais il faut vivre pour soi un jour ou l’autre.

Je serre fort sa main avant de partir.

Dans notre nouveau chez-nous, tout est petit mais tout est à nous. Les premiers soirs sont difficiles : je pleure souvent en pensant à ma mère qui refuse mes appels. Paul me serre contre lui et me dit que ça ira.

Petit à petit, la vie s’installe. On rit beaucoup. On se dispute parfois pour des broutilles – la vaisselle sale ou le linge qui traîne – mais on s’aime fort.

Un matin, alors que je pars au travail, je croise ma mère devant l’immeuble. Elle tient un sac de courses.

— Je passais dans le quartier…

Elle me tend le sac sans me regarder.

— Il y a des plats pour toi… Au cas où tu n’aurais pas le temps de cuisiner.

Je sens les larmes monter mais je souris.

Ce soir-là, Paul rentre tard et trouve le sac sur la table.

— C’est ta mère ?
— Oui… Peut-être qu’elle commence à comprendre.

Je repense à tout ce chemin parcouru : la honte d’être restée si longtemps chez mes parents, la peur de partir, le courage d’aimer malgré tout…

Et vous ? Est-ce qu’on peut vraiment être adulte tant qu’on n’a pas coupé le cordon ? Est-ce qu’on doit choisir entre l’amour et la famille ?