Le Prix de l’Abandon : L’histoire de Claire Dubois
« Tu ne comprends donc jamais rien, Claire ! » La voix de Marc résonne encore dans la cuisine, tranchante comme une lame. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans cette matinée glaciale de février à Lyon. Les enfants dorment encore à l’étage, inconscients de la tempête qui gronde sous leur toit. Je me demande, pour la centième fois, comment nous en sommes arrivés là.
J’ai 42 ans. Il y a quinze ans, j’ai quitté mon poste de professeure de lettres pour élever nos deux enfants, Lucie et Paul. Marc avait une belle carrière d’architecte, et il m’a convaincue que mon rôle était ici, à la maison. « Tu verras, Claire, tu seras épanouie. Les enfants ont besoin de toi. » J’y ai cru. J’ai tout donné : mes rêves, mes ambitions, mon temps. J’ai appris à aimer les petites victoires du quotidien – un gâteau réussi, un sourire de Lucie, un câlin de Paul. Mais au fil des années, j’ai senti mon reflet s’effacer dans le miroir.
« Tu pourrais au moins faire un effort pour t’habiller », m’a lancé Marc hier soir, sans même lever les yeux de son téléphone. J’ai avalé la remarque comme tant d’autres. Mais ce matin, quelque chose a craqué. J’ai fouillé dans sa veste, cherchant ses clés. C’est là que je suis tombée sur ce message : « Merci pour hier soir. Tu es incroyable. » Signé : Sophie.
Sophie. La collègue dont il parlait si souvent. La femme élégante qui riait à ses blagues lors des dîners d’entreprise où je n’étais plus invitée depuis longtemps. Mon cœur s’est serré, mes mains se sont glacées. J’ai relu le message dix fois, espérant y voir une erreur. Mais non. La trahison était là, nue, brutale.
Quand Marc est descendu, je l’ai confronté. Il a nié, puis s’est emporté : « Tu n’es jamais là pour moi ! Tu ne comprends rien à ma vie ! » J’ai voulu hurler que j’avais tout sacrifié pour lui, pour nous. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.
Les jours suivants, j’ai erré comme une ombre dans la maison. Les enfants ont senti que quelque chose clochait. Lucie m’a demandé : « Maman, pourquoi tu pleures tout le temps ? » Je n’ai pas su quoi répondre. Comment expliquer à une fillette de dix ans que sa mère ne sait plus qui elle est ?
J’ai tenté d’en parler à ma mère, Monique. Elle a soupiré : « Tu sais, Claire, c’est ça la vie de couple. Il faut savoir fermer les yeux. » Mais moi, je n’y arrive plus. J’étouffe dans ce rôle de femme invisible, de mère parfaite mais inexistante.
Un soir, alors que Marc rentrait tard – encore –, j’ai pris une décision. J’ai ouvert mon vieux ordinateur portable et j’ai relu mes anciens textes, ceux que j’écrivais avant d’être « juste maman ». Les mots sont revenus timidement, comme des amis perdus de vue. J’ai écrit toute la nuit. Pour la première fois depuis des années, j’ai ressenti autre chose que de la tristesse : une étincelle d’espoir.
Mais le lendemain matin, la réalité m’a rattrapée. Marc a trouvé mon carnet sur la table. Il a ri : « Tu crois vraiment que tu peux redevenir écrivaine ? À ton âge ? » Sa cruauté m’a transpercée. J’ai voulu lui répondre, mais Lucie est entrée dans la cuisine. J’ai ravivé mon sourire factice et préparé le petit-déjeuner.
Les semaines ont passé. Marc s’est fait plus distant, plus froid. Il passait ses week-ends « en déplacement ». J’ai compris qu’il ne reviendrait pas vraiment. Un soir d’avril, il m’a annoncé qu’il partait vivre chez Sophie. « Je suis désolé, Claire. Mais tu dois comprendre… »
J’ai cru m’effondrer. Mais au fond de moi, une voix murmurait : « C’est peut-être ta chance. »
La famille s’est déchirée. Paul a refusé de parler à son père pendant des semaines. Lucie faisait des cauchemars. Ma mère m’a reproché de ne pas avoir « su garder mon mari ». Les voisins chuchotaient sur mon passage.
J’ai dû chercher du travail. À 42 ans, sans expérience récente, c’était un parcours du combattant. Les entretiens se soldaient par des refus polis : « Votre profil ne correspond pas à nos besoins actuels. » J’ai accepté un poste de caissière dans un supermarché du quartier. Certains clients me reconnaissaient : « Oh, Claire ! Vous travaillez ici maintenant ? » Je souriais, honteuse.
Mais chaque soir, j’écrivais. Parfois jusqu’à l’aube. Les mots étaient ma bouée de sauvetage. J’ai envoyé un texte à un concours local. Contre toute attente, j’ai été sélectionnée pour lire mon histoire lors d’une soirée littéraire.
Ce soir-là, devant une salle pleine d’inconnus, ma voix tremblait. Mais quand j’ai vu Lucie et Paul au premier rang, leurs yeux brillants de fierté, j’ai su que je n’étais plus seulement « la femme de » ou « la mère de ». J’étais Claire Dubois.
Aujourd’hui encore, la douleur est là. La solitude aussi. Mais je me reconstruis, morceau par morceau. Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve. Parfois je doute : ai-je eu raison de tout sacrifier ? Est-ce qu’on peut vraiment renaître après s’être oubliée si longtemps ?
Et vous… avez-vous déjà eu l’impression de disparaître derrière les autres ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?