Quand le foyer s’éteint : L’histoire de Claire, femme effacée
« Tu n’as pas encore repassé ma chemise ? » La voix de Paul résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je sursaute, la main tremblante sur la poignée de la casserole. Il est 19h30, le dîner n’est pas prêt, les enfants se disputent dans le salon, et moi, je me sens disparaître un peu plus à chaque minute qui passe.
Je m’appelle Claire. J’ai 42 ans, deux enfants, un mari, une maison à la périphérie de Lyon. Il y a quinze ans, j’étais une jeune femme pleine de rêves, persuadée que l’amour et la famille suffiraient à me combler. Aujourd’hui, je me regarde dans le miroir et je ne reconnais plus celle qui me fixe avec des cernes sous les yeux et des rides d’inquiétude au coin des lèvres.
« Maman, tu viens m’aider avec mes devoirs ? » demande Lucie, 10 ans, sa voix douce mais déjà teintée d’impatience. Je pose la casserole, j’essuie mes mains sur mon tablier – ce tablier que je porte comme une seconde peau – et je m’assois à côté d’elle. Paul passe derrière moi sans un mot, attrape une bière dans le frigo et allume la télé. Le bruit du match couvre nos voix.
Je me souviens du temps où Paul me regardait avec tendresse, où nous riions ensemble pour un rien. Maintenant, nos échanges se résument à des listes de courses ou des reproches voilés. « Tu pourrais faire un effort pour l’anniversaire de ma mère », m’a-t-il lancé la semaine dernière. J’ai souri, j’ai acquiescé, j’ai préparé un gâteau que personne n’a complimenté.
Le soir, quand tout le monde dort, je m’assois sur le rebord de la fenêtre et je regarde les lumières de la ville au loin. Je pense à mes études de lettres abandonnées pour élever les enfants. À mes amies perdues de vue, trop occupées elles aussi à survivre au quotidien. À ma mère qui me disait : « Une femme doit savoir se sacrifier pour sa famille. »
Mais à force de me sacrifier, que reste-t-il de moi ?
Un matin d’hiver, alors que je range la chambre de Lucie, je tombe sur un vieux carnet. Je l’ouvre machinalement et découvre des poèmes que j’avais écrits à vingt ans. Des mots pleins de vie, d’espoir, d’envies folles. Je sens une boule dans ma gorge. Où est passée cette Claire-là ?
Le soir même, j’ose demander à Paul :
— Tu te souviens quand on allait écouter du jazz au Périscope ?
Il hausse les épaules sans lever les yeux de son téléphone :
— On n’a plus le temps pour ces conneries.
Je ravale mes larmes. Lucie entre en courant :
— Maman ! Tu viens voir mon dessin ?
Je souris faiblement et m’accroupis près d’elle. Son dessin représente une femme sans visage au centre d’une maison immense.
— C’est qui ?
— C’est toi…
Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à cette femme sans visage. Est-ce ainsi que mes enfants me voient ? Une présence floue, rassurante mais invisible ?
Les jours passent, semblables et gris. Un matin, alors que je fais les courses au marché de la Croix-Rousse, je croise Sophie, une ancienne collègue de fac. Elle me parle de son travail à la médiathèque municipale.
— Tu sais qu’ils cherchent quelqu’un pour animer des ateliers d’écriture ? Tu écrivais si bien…
Je ris nerveusement :
— Oh tu sais… Ce temps-là est loin.
Mais le soir venu, l’idée me hante.
Je commence à écrire en cachette, après que tout le monde est couché. Des phrases griffonnées sur des feuilles volantes. Des souvenirs qui remontent à la surface. Je retrouve un peu de moi-même dans ces mots oubliés.
Un dimanche matin, alors que Paul lit son journal et que les enfants jouent dehors, j’ose lui parler :
— J’aimerais reprendre une activité… Peut-être animer des ateliers d’écriture à la médiathèque.
Il fronce les sourcils :
— Et qui va s’occuper de la maison ? Tu crois qu’on peut se permettre ça ?
Je sens la colère monter :
— Et moi ? Qui s’occupe de moi ?
Il me regarde comme si je venais de parler une langue étrangère.
Les jours suivants sont tendus. Paul fait la tête, les enfants sentent l’électricité dans l’air. Mais pour la première fois depuis longtemps, je ne cède pas. J’envoie ma candidature à la médiathèque.
Quelques semaines plus tard, je reçois une réponse positive. Mon cœur bat la chamade. J’annonce la nouvelle à table. Paul soupire mais ne dit rien. Lucie saute de joie :
— Maman va être écrivaine !
Le premier atelier est un désastre : je bégaie, mes mains tremblent. Mais peu à peu, je prends confiance. Les participants me remercient à la fin. Je rentre chez moi légère comme une plume.
Les tensions avec Paul ne disparaissent pas. Il me reproche mon absence, mon « égoïsme ». Mais moi, je respire enfin.
Un soir d’été, alors que je marche seule sur les quais du Rhône, je réalise que j’ai retrouvé une partie de moi-même. Je ne suis plus seulement une mère ou une épouse : je suis Claire.
Est-ce mal de vouloir exister pour soi-même ? Combien d’entre nous se sont perdues dans le silence du foyer ?