« Tu n’y arriveras pas toute seule » : Le cri silencieux d’une fille face à l’incrédulité paternelle
« Tu n’y arriveras pas toute seule, Camille. »
La voix de mon père résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée de ma tasse de thé, les jointures blanchies par la tension. Maman s’affaire derrière moi, feignant de ne rien entendre, mais je vois bien ses mains trembler quand elle range la vaisselle. Mon frère, Julien, lève à peine les yeux de son portable. Moi, je me sens nue, exposée, comme si toute la lumière de la pièce était braquée sur mon incapacité supposée.
« Papa… pourquoi tu dis ça ? » Ma voix vacille malgré moi. J’ai 29 ans, un CDI dans une petite agence de communication à Lyon, mais pour lui, je reste la petite fille qui oubliait son cartable à l’école primaire.
Il soupire, s’assoit en face de moi. « Ce n’est pas contre toi. Mais regarde-toi : tu oublies toujours de payer tes factures à temps, tu ne sais pas cuisiner autre chose que des pâtes… Et puis, la vie est dure dehors. »
Je sens la colère monter, brûlante. « Mais justement ! Si tu ne me laisses jamais essayer… comment veux-tu que j’apprenne ? »
Julien ricane doucement. « Elle a raison, papa. T’as vu comment elle s’est débrouillée quand elle a gardé l’appart de Chloé ? »
Papa lève les yeux au ciel. « Trois jours, Julien. Trois jours ! Ce n’est pas pareil que de vivre seule pour de bon. »
Je me lève brusquement, la chaise grince sur le carrelage. « Je vais prendre mon propre appartement. »
Un silence tombe. Maman pose une assiette un peu trop fort sur le plan de travail. Papa me regarde comme si je venais d’annoncer que je partais faire le tour du monde à vélo.
Les jours suivants sont lourds de non-dits. Papa évite le sujet, mais je le vois surveiller mes moindres faits et gestes : il vérifie si j’ai bien mis mon réveil, s’inquiète si je rentre tard du travail, me demande si j’ai pensé à renouveler mon abonnement TCL. Je sens son inquiétude se transformer en une sorte de défiance passive.
Un samedi matin, alors que je visite un studio dans le 7ème arrondissement avec une propriétaire acariâtre nommée Madame Lefèvre, je reçois un message :
Papa : « Tu es sûre de toi ? Tu veux que je vienne voir l’appartement avec toi ? »
Je tape une réponse sèche : « Non merci. Je gère. »
Mais au fond, je doute. Et si papa avait raison ? Je repense à toutes ces fois où j’ai oublié de faire mes courses et fini par commander une pizza ; à mon compte bancaire qui frôle le rouge chaque fin de mois ; à cette peur sourde de me retrouver seule face à moi-même.
Le soir même, je rentre chez mes parents. Maman m’attend dans le salon.
« Tu sais… il a peur pour toi », dit-elle doucement.
« Mais pourquoi il ne me fait pas confiance ? »
Elle soupire. « Il t’aime trop fort, c’est tout. Il a peur que tu souffres comme lui a souffert quand il était jeune. »
Je m’effondre sur le canapé. « Mais moi aussi j’ai peur… Mais j’ai besoin d’essayer ! »
Quelques semaines plus tard, j’emménage enfin dans mon studio. Les premiers jours sont gris et silencieux. Je me surprends à parler toute seule en rangeant mes affaires :
« Bon… Camille, on va commencer par trier les papiers… Où est-ce que j’ai mis ce fichu dossier EDF ? »
Le soir venu, je pleure en silence sous ma couette trop fine pour l’hiver lyonnais. Mais le lendemain matin, je me réveille avec une étrange sensation : un mélange d’angoisse et de fierté.
Petit à petit, j’apprends à apprivoiser la solitude. J’invite Chloé à dîner (pâtes au pesto maison !), je découvre la laverie automatique du coin (et la galère des jetons), je fais connaissance avec mon voisin du dessus, Monsieur Morel, qui me prête sa perceuse pour accrocher mes cadres.
Mais chaque dimanche soir, quand je rentre dîner chez mes parents, le regard de papa me transperce encore.
Un soir d’orage, alors que je galère à réparer un fusible qui a sauté, je l’appelle en panique.
« Allô papa ? Je crois que j’ai fait disjoncter tout l’immeuble… »
Il arrive en trombe vingt minutes plus tard, trempé jusqu’aux os mais soulagé de pouvoir m’aider.
En repartant, il s’arrête sur le palier.
« Tu sais… Je suis fier de toi », murmure-t-il sans me regarder.
Je retiens mes larmes jusqu’à ce qu’il soit parti.
Aujourd’hui encore, il m’arrive de douter. Mais chaque matin où je me réveille dans mon propre lit, chaque facture payée à temps, chaque repas improvisé me rappelle que j’avance.
Est-ce qu’on doit toujours prouver à ceux qu’on aime qu’on est capable ? Ou bien faut-il apprendre à se faire confiance soi-même avant tout ? Qu’en pensez-vous ?