Le jour où ma fille a disparu sous les regards des autres
« Lou, tu viens ? » Ma voix tremble un peu, couverte par le brouhaha de la cour de l’école. Les enfants courent partout, cartables bringuebalants, rires éclatants. Je scrute la foule, mon cœur battant trop fort. Lou, ma fille de huit ans, cheveux courts, sweat bleu marine, baskets usées, se faufile entre les groupes. Elle s’arrête devant la maîtresse, qui lui tend une fiche à signer. « Tiens, jeune homme, donne ça à ta maman. »
Un silence gênant s’installe. Lou baisse les yeux. Je sens la colère monter en moi, mais aussi une vieille honte, celle d’avoir toujours laissé Lou choisir ses vêtements, ses jeux, ses coupes de cheveux. Autour de nous, quelques parents chuchotent. « C’est bien un garçon ? » souffle une mère à sa voisine. « On ne sait plus aujourd’hui… »
Je prends la main de Lou. Elle serre fort, trop fort. Sur le chemin du retour, elle ne dit rien. Je tente : « Ça va, ma puce ? » Elle hausse les épaules. « Pourquoi ils croient tous que je suis un garçon ? » Sa voix se brise. Je n’ai pas de réponse simple. Je voudrais lui dire que ça n’a pas d’importance, que l’essentiel c’est qui elle est… Mais je sais que ce n’est pas vrai pour tout le monde.
À la maison, mon mari Julien m’attend dans la cuisine. Il remarque tout de suite la tension. « Encore une remarque ? » Je hoche la tête. Il soupire : « On aurait peut-être dû insister pour qu’elle garde les cheveux longs… »
La dispute éclate. « Tu veux qu’on la force à être quelqu’un d’autre ? »
Il hausse le ton : « Non, mais tu vois bien que ça lui fait du mal ! On pourrait au moins essayer de l’aider à s’intégrer… »
Lou écoute derrière la porte. Je le sais parce que je vois son ombre sous la lumière du couloir. Mon cœur se serre. Est-ce qu’on fait fausse route ? Est-ce qu’on l’expose inutilement ?
Le lendemain matin, je décide d’accompagner Lou jusqu’à sa classe. À l’entrée, la directrice m’interpelle : « Madame Martin, puis-je vous parler ? » Elle me conduit dans son bureau, referme la porte doucement.
« Nous avons eu plusieurs retours de parents inquiets… Certains enfants sont perturbés par l’ambiguïté autour du genre de Lou. Peut-être pourriez-vous… clarifier les choses ? »
Je sens mes joues brûler. « Ma fille n’a rien à clarifier. Elle est Lou, point. »
La directrice soupire : « Vous savez comment sont les enfants… et les parents. Nous voulons juste éviter les conflits. »
Je sors du bureau furieuse et impuissante.
À midi, je retrouve Lou assise seule sur un banc, son plateau-repas intact devant elle. Je m’assois à côté d’elle.
« Tu veux en parler ? »
Elle secoue la tête.
« Ils disent que je suis bizarre… Que je devrais choisir si je suis une fille ou un garçon… »
Je prends sa main dans la mienne : « Tu n’as rien à choisir. Tu es Lou et c’est tout ce qui compte pour moi. »
Mais je vois bien que ça ne suffit pas à apaiser sa tristesse.
Le soir même, ma mère m’appelle : « Camille, tu devrais faire attention… Les gens parlent beaucoup dans le quartier. Tu sais comment sont les voisins… »
Je me retiens de pleurer. Même ma propre mère ne comprend pas.
Les jours passent et la situation empire. Lou rentre avec des dessins déchirés, des insultes griffonnées sur son cahier : ‘Fille ou garçon ?’, ‘Monstre’. Un soir, elle explose en larmes : « Je veux changer d’école ! »
Julien et moi sommes désemparés. On se dispute presque tous les soirs : faut-il céder ? Faut-il déménager ? Faut-il demander à Lou de se conformer pour avoir la paix ?
Un dimanche matin, alors que nous prenons le petit-déjeuner en silence, Lou pose une question qui me glace : « Maman, si j’étais vraiment un garçon, tu m’aimerais quand même ? »
Je laisse tomber ma tasse qui se brise sur le carrelage.
Je la serre contre moi : « Je t’aimerai toujours, peu importe ce que tu es ou ce que tu deviens. »
Mais au fond de moi, je me demande si l’amour d’une mère suffit face à la cruauté du monde.
Quelques semaines plus tard, l’école organise une photo de classe. Le photographe place Lou entre deux garçons aux cheveux longs et une fille aux cheveux courts. Quand la photo sort sur le site de l’école, un sondage anonyme circule parmi les parents : ‘Saurez-vous dire qui est la fille ?’ Seuls 60% répondent correctement.
Le lendemain matin, j’entends des rires étouffés devant le portail : « On dirait qu’il y a trois garçons ! Non, attends… deux filles ? »
Lou baisse la tête et accélère le pas.
Ce soir-là, je regarde longtemps cette photo. Je me demande ce que voient les autres : un enfant perdu entre deux genres ? Une énigme à résoudre ? Moi je vois ma fille, unique et courageuse.
Mais combien d’enfants comme Lou doivent se battre chaque jour pour exister simplement tels qu’ils sont ? Combien de familles doivent affronter le regard des autres pour défendre leur enfant ?
Est-ce vraiment si difficile d’accepter qu’un enfant soit juste… lui-même ?