J’ai tout donné à mes parents : aujourd’hui, je ne sais plus qui je suis

« Tu ne vas pas encore rater le train, Hélène ? » La voix de ma mère résonne dans le couloir, tremblante d’inquiétude. J’ai vingt-quatre ans, un diplôme de lettres en poche, et Paris qui m’attend. Mais ce matin-là, je reste figée devant la porte d’entrée, valise à la main. Mon père, assis dans le salon, tousse violemment. Ma mère me regarde, les yeux rougis par les nuits blanches. Je sens le poids de leur détresse s’abattre sur moi.

« Je reviendrai vite, maman. C’est juste pour quelques semaines, le temps que papa aille mieux », je mens, sans y croire moi-même.

Les semaines deviennent des mois. Les mois, des années. Mon père ne guérit pas. Ma mère s’épuise. Je prends l’habitude de faire les courses, de préparer les repas, de gérer les rendez-vous médicaux. Je mets entre parenthèses mes rêves de littérature et d’indépendance. Mes amies m’appellent de moins en moins. « Tu devrais penser à toi », souffle parfois ma cousine Claire lors des rares repas de famille. Mais comment penser à moi quand chaque jour est une bataille pour maintenir mes parents à flot ?

Un soir d’hiver, alors que la neige tombe sur notre petite maison de Tours, ma mère s’effondre en larmes dans la cuisine. « Je n’y arrive plus sans toi, Hélène… » Je la serre contre moi, et je comprends que mon retour n’aura pas de fin.

Les années passent. Mon père s’éteint un matin de novembre. Je tiens la main de ma mère pendant qu’elle pleure en silence. Je deviens son unique soutien, son pilier. Les voisins me saluent avec compassion : « Vous êtes une fille admirable, Hélène. » Mais personne ne voit la fatigue qui me ronge, ni les rêves que j’enterre chaque jour un peu plus.

Je regarde mes amies fonder des familles, partir en vacances, rire sur des photos que je découvre sur Facebook. Moi, je reste là, dans cette maison qui sent la cire et les médicaments. Parfois, la nuit, j’imagine une autre vie : un appartement à Lyon, des livres partout, un homme qui m’attendrait le soir… Mais au matin, il faut préparer le petit-déjeuner de maman.

Un jour de printemps, ma mère tombe malade à son tour. Le médecin me parle doucement : « Il faut vous préparer… » Je passe des semaines à son chevet, à lui lire ses romans préférés. Elle me sourit faiblement : « Tu as été ma chance dans la vie… »

Quand elle s’éteint enfin, je ressens un soulagement coupable mêlé à une douleur sourde. Je me retrouve seule dans cette grande maison vide. Les jours s’étirent sans but. Je range les affaires de mes parents, une à une. Chaque objet me rappelle un souvenir : le foulard préféré de maman, la pipe de papa…

Un matin, je me regarde dans le miroir et je ne reconnais pas la femme aux cheveux gris qui me fixe. Qui suis-je sans eux ? Je n’ai jamais eu d’enfants. Je n’ai jamais été mariée. Pas parce que je ne le voulais pas… mais parce que tout le reste a toujours semblé plus urgent.

Je tente de reprendre contact avec Claire : « On pourrait se voir ? » Elle hésite : « Bien sûr… mais tu sais, avec les enfants et le travail… » Je comprends que le monde a continué sans moi.

Je m’inscris à un atelier d’écriture à la médiathèque municipale. Les autres participants parlent de leurs voyages, de leurs petits-enfants. Moi, je n’ai que des souvenirs de soins et de silences à offrir.

Un soir, alors que je rentre chez moi sous la pluie, je croise le regard d’un voisin : « Ça va aller, Hélène ? » Je souris faiblement. Comment expliquer ce vide qui m’habite ?

Je commence à écrire mon histoire. Peut-être qu’en posant des mots sur mon sacrifice, je trouverai un sens à tout cela. Peut-être que d’autres femmes comprendront ce que c’est que de s’oublier pour ceux qu’on aime.

Parfois je me demande : ai-je fait le bon choix ? Est-ce qu’on peut vraiment exister sans jamais penser à soi ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?