Les yeux de mon père : une rencontre après l’abandon
« Tu sais, je ne me souvenais même pas que c’était aujourd’hui ton anniversaire. »
La voix de mon père résonne encore dans ma tête, froide, presque étrangère. Nous sommes assis face à face dans ce petit café de la rue de la République à Dijon, là où la pluie frappe contre les vitres et où le serveur nous regarde du coin de l’œil, sentant la tension qui flotte entre nous. J’ai trente ans aujourd’hui. Il n’a pas changé, ou si peu : les mêmes yeux gris, ceux que tout le monde disait que j’avais hérités de lui. Les mêmes mains fines, nerveuses, qui trahissent une gêne qu’il ne veut pas avouer.
Je serre ma tasse de café comme si elle pouvait m’ancrer dans le présent. Je me souviens de ce que disait ma grand-mère : « Tu as ses yeux, Camille. Même façon de regarder le monde, même silence dans le regard. » Mais ce silence, il m’a pesé toute ma vie.
Il est parti un matin d’avril, sans un mot, sans une explication. J’avais sept ans. Ma mère n’a jamais voulu parler de lui. « Il n’était pas fait pour être père », disait-elle en rangeant les photos dans une boîte qu’elle cachait au fond du placard. Je me suis construite avec des souvenirs flous : une odeur de tabac froid sur ses vestes, la chaleur de ses bras quand il me portait sur ses épaules au marché du samedi, la façon dont il riait avec ses amis dans la cuisine.
Les années ont passé. J’ai grandi avec ce vide immense, cette question lancinante : pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi nous ? À l’école, je mentais parfois : « Mon père travaille à Paris », « Il voyage beaucoup ». Je voulais juste être comme les autres enfants, ceux qui avaient un père pour les emmener au cinéma ou leur apprendre à faire du vélo.
Ma mère a refait sa vie avec Jean-Luc, un homme gentil mais maladroit avec moi. Il essayait d’être présent, mais je sentais bien qu’il n’était pas mon père. Les repas du dimanche étaient tendus ; il y avait toujours cette place vide à table, même si personne ne la nommait.
À dix-huit ans, j’ai quitté Dijon pour Lyon. J’ai voulu tout oublier : la maison silencieuse, les disputes étouffées derrière les portes closes, les anniversaires où je soufflais mes bougies en espérant un miracle. Mais on n’échappe pas à son histoire. Chaque fois que je croisais un homme aux yeux gris dans la rue, mon cœur s’arrêtait une seconde.
Et puis il y a eu cette lettre. Une simple enveloppe blanche, glissée sous ma porte il y a trois semaines. « Camille, je voudrais te voir. Je suis revenu à Dijon pour quelques jours. Si tu veux me parler… » Pas d’excuses, pas d’explications. Juste une adresse et un numéro de téléphone.
J’ai hésité longtemps avant d’appeler. Ma mère m’a suppliée de ne pas le faire : « Il va encore te blesser ». Mais j’avais besoin de comprendre. De mettre des mots sur ce silence qui me rongeait depuis tant d’années.
Alors me voilà, devant lui, à chercher dans son visage des réponses qu’il ne veut pas donner.
— Pourquoi tu es parti ?
Il baisse les yeux. Ses mains tremblent légèrement.
— Je n’étais pas prêt… Ta mère et moi… On s’est perdus. J’ai eu peur. Je croyais que tu serais mieux sans moi.
Je sens la colère monter en moi.
— Tu croyais ? Tu n’as jamais essayé de savoir si c’était vrai ! Tu m’as laissée grandir sans toi, sans rien !
Il soupire, passe une main sur son visage fatigué.
— Je sais… Je ne peux pas revenir en arrière.
Un silence lourd s’installe. Je regarde autour de moi : des couples qui rient, des familles réunies autour d’un chocolat chaud. J’ai envie de hurler que ce n’est pas juste.
— Tu sais ce que ça fait d’attendre quelqu’un qui ne viendra jamais ?
Il ne répond pas. Il regarde par la fenêtre, comme s’il cherchait une issue dans la pluie qui tombe.
— J’ai essayé de t’oublier, tu sais… Mais chaque fois que je me regardais dans le miroir…
Ma voix se brise. Il pose sa main sur la mienne, hésitant.
— Camille… Je suis désolé.
Je retire ma main brusquement.
— Désolé ? Ce mot ne suffit pas !
Je me lève brusquement. Le serveur sursaute. Je sens les larmes monter mais je refuse de pleurer devant lui.
— Tu veux quoi maintenant ? Que je te pardonne ? Que tout redevienne comme avant ?
Il secoue la tête.
— Non… Je voulais juste te dire que je pense à toi. Que tu comptes pour moi… Même si j’ai été lâche.
Je reste debout un instant, indécise. J’aimerais tant pouvoir effacer ces années d’absence, retrouver ce père que j’ai idéalisé enfant. Mais il n’existe plus.
Je quitte le café sans me retourner. Dehors, la pluie a cessé. Je marche longtemps dans les rues de Dijon, perdue dans mes pensées.
Est-ce qu’on peut vraiment pardonner l’abandon ? Est-ce qu’on peut reconstruire quelque chose sur des ruines ?
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?