Papa, comment je m’appelle ?

« Papa, comment je m’appelle ? »

Le silence s’est abattu dans la cuisine, seulement troublé par le tic-tac de l’horloge. Mon père, Étienne, s’est figé, la main serrée sur sa tasse de café. Ma mère, Claire, a détourné les yeux vers la fenêtre, comme si la pluie qui frappait les carreaux pouvait lui offrir une échappatoire. J’avais six ans ce soir-là, mais je me souviens de chaque détail : l’odeur du gratin qui refroidissait, la lumière jaune du plafonnier, et surtout, ce vide dans la voix de mon père.

« Tu es mon petit miracle », a-t-il fini par dire, sans me regarder.

Je n’ai pas compris tout de suite. Mais ce mot – miracle – est resté suspendu dans l’air comme une promesse ou un regret. Plus tard, j’ai compris que ma venue au monde n’avait pas été prévue. Mes parents venaient d’emménager à Lyon, ils avaient des rêves de voyages, de liberté. Ma mère travaillait dans une librairie du Vieux Lyon, mon père était professeur de maths au collège du quartier. Ils avaient à peine trente ans et déjà tant de doutes.

Leur histoire aurait pu être simple. Mais dès le début, tout a été compliqué. J’ai grandi entre deux silences : celui de ma mère qui s’efforçait d’être forte, et celui de mon père qui s’éloignait un peu plus chaque jour. Les disputes éclataient souvent le soir, quand ils pensaient que je dormais. Je les entendais à travers le mur fin de ma chambre.

« On n’était pas prêts ! »

« Mais on n’a plus le choix maintenant ! »

Un soir d’hiver, alors que la neige recouvrait les toits de la Croix-Rousse, j’ai surpris une conversation qui a changé ma façon de voir le monde.

— Claire, je ne sais pas si j’y arrive… Je ne voulais pas être père maintenant. Je voulais encore vivre…

— Tu crois que moi non plus je n’avais pas des rêves ? Tu crois que c’est facile ?

J’ai senti une boule se former dans ma gorge. Je me suis demandé si j’étais un fardeau. À l’école, je voyais les autres enfants parler de leurs vacances en famille, des rires partagés autour d’un pique-nique. Chez nous, il y avait toujours une tension sourde, comme une corde prête à casser.

Un jour, en CE2, j’ai ramené un dessin où j’avais écrit « Camille Dupont » en lettres maladroites. Ma maîtresse m’a demandé pourquoi j’avais l’air triste sur mon autoportrait.

— Parce que je ne sais pas si mes parents sont contents que je sois là.

Elle m’a serrée dans ses bras. Mais le soir même, j’ai entendu ma mère pleurer dans la salle de bains. Mon père est parti dormir sur le canapé.

Les années ont passé. Les non-dits se sont accumulés comme la poussière sous les meubles. À l’adolescence, j’ai commencé à sortir tard, à traîner avec des amis dans les rues du centre-ville. Je cherchais ailleurs ce sentiment d’appartenance qui me manquait tant à la maison.

Un soir, alors que je rentrais après minuit, mon père m’attendait dans le salon.

— Camille, tu vas finir par mal tourner si tu continues comme ça !

— Et alors ? Ça changerait quoi ? Tu n’as jamais voulu de moi !

Il a blêmi. Ma mère est arrivée en courant et m’a giflée. J’ai senti la brûlure sur ma joue plus longtemps que la colère dans mon cœur.

Les mois suivants ont été un enfer. Mon père s’est enfermé dans son travail ; ma mère a sombré dans une sorte de tristesse silencieuse. J’ai eu l’impression d’être invisible. J’ai commencé à écrire des lettres que je n’ai jamais envoyées : à mes parents, à moi-même, à cet enfant que j’étais et qui cherchait désespérément une place.

À dix-huit ans, j’ai décidé de partir. J’ai trouvé un petit studio près de la Part-Dieu et un boulot dans un café. La première nuit seule, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Mais pour la première fois, je me suis sentie libre.

Un matin d’automne, ma mère est venue me voir au café. Elle avait l’air fatiguée mais déterminée.

— Camille… Je suis désolée pour tout ce qu’on t’a fait subir. On était jeunes, on avait peur… Mais tu es notre fille et on t’aime.

J’ai vu les larmes couler sur ses joues et j’ai compris qu’elle disait vrai. Mais il y avait encore tant de blessures à panser.

Mon père a mis plus de temps à venir vers moi. Un soir d’hiver – encore un – il est entré dans le café où je travaillais.

— Camille… Je ne sais pas comment te dire ça… Je t’ai aimée dès le premier jour, mais j’étais terrifié par la responsabilité. J’avais peur de tout gâcher…

Je l’ai regardé longtemps sans rien dire. Puis j’ai murmuré :

— Papa… Comment je m’appelle ?

Il a souri tristement.

— Tu t’appelles Camille… Et tu es mon petit miracle.

Aujourd’hui encore, je me demande : est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qui a été brisé ? Est-ce que l’amour suffit quand on a grandi dans le doute ? Qu’en pensez-vous ?