Le Pari Qui Nous a Brisés

« Tu m’as menti, Paul. Pendant tout ce temps. »

La voix de Victoria tremble, mais ses yeux sont secs. Je n’arrive pas à soutenir son regard. La lumière blafarde de la cuisine éclaire les restes de notre dîner, une quiche ratée et une bouteille de vin à moitié vide. Je sens mon cœur battre contre mes côtes, comme s’il voulait s’échapper.

Je me revois, il y a six mois, balayant l’écran de mon téléphone dans mon petit appartement du 18e arrondissement. J’avais tout pour être heureux : un héritage confortable, un poste assuré dans l’entreprise familiale, un appartement haussmannien que je n’occupais même pas. Mais je craignais que tout cela ne m’empêche de trouver l’amour sincère. Alors, quand j’ai rencontré Victoria sur l’application, j’ai décidé de jouer un rôle : celui d’un jeune homme qui galère, qui partage une colocation avec deux amis et qui compte chaque euro à la fin du mois.

Victoria était différente. Elle riait fort, ne se plaignait jamais de ses horaires à l’hôpital, et trouvait toujours le moyen de rendre nos rendez-vous magiques, même avec un budget serré. Je me suis laissé emporter par cette simplicité, cette authenticité qui me manquait tant dans mon cercle habituel.

Mais le mensonge s’est vite transformé en piège. Chaque fois qu’elle me demandait comment s’était passée ma journée au bureau, je devais inventer des anecdotes sur un boulot fictif dans une petite start-up. Quand elle m’a présenté à ses amis, j’ai dû jouer le rôle du mec fauché mais débrouillard. Je me suis surpris à apprécier ce nouveau moi, plus léger, plus vrai… ou du moins, c’est ce que je croyais.

Un soir d’automne, alors que nous marchions sur les quais de Seine, elle m’a pris la main :

— Tu sais, Paul, parfois j’ai peur que tu partes. Que tu trouves mieux ailleurs.

J’ai serré sa main plus fort, incapable de lui avouer que c’était moi qui n’étais pas à ma place.

Les semaines ont passé. Ma famille commençait à s’impatienter :

— Quand vas-tu lui présenter la vraie vie ? m’a lancé ma mère lors d’un déjeuner dominical dans notre appartement du Marais.

— Elle mérite de savoir qui tu es vraiment, a ajouté mon frère Antoine, toujours prompt à juger.

Mais je repoussais l’échéance. Je voulais croire que l’amour pouvait tout justifier, même un mensonge aussi énorme.

Tout a basculé le soir où Victoria est arrivée chez moi plus tôt que prévu. J’étais au téléphone avec mon notaire, discutant d’un investissement immobilier. Elle est entrée sans bruit et m’a entendu prononcer des mots qui ne laissaient aucun doute sur ma situation réelle.

— Paul… c’est quoi tout ça ?

Je me suis figé. J’ai vu dans ses yeux la déception, la colère, la trahison.

— Pourquoi tu m’as caché tout ça ? Tu te moques de moi depuis le début ?

J’ai tenté de me justifier :

— Je voulais être sûr que tu m’aimais pour ce que je suis… pas pour ce que j’ai.

Elle a éclaté de rire, un rire amer :

— Mais justement, tu ne m’as jamais montré qui tu étais ! Tu as préféré me mentir plutôt que de me faire confiance.

Nous avons passé la nuit à nous disputer. Elle m’a reproché de l’avoir humiliée devant ses amis, d’avoir joué avec ses sentiments. J’ai essayé de lui expliquer ma peur d’être aimé pour de mauvaises raisons, mais mes mots sonnaient creux.

Les jours suivants ont été un enfer. Victoria a coupé tout contact. J’ai tenté de la revoir, de lui écrire des lettres, mais elle restait silencieuse. Ma famille a appris la nouvelle et les reproches ont fusé :

— Tu récoltes ce que tu as semé, Paul.

J’ai sombré dans une solitude amère. Mon appartement du 18e me semblait soudain minuscule et froid. Les dîners familiaux sont devenus des épreuves ; ma mère évitait mon regard et Antoine ne manquait jamais une occasion de me rappeler mon échec.

Un soir, alors que je marchais seul sur les quais où nous avions tant ri ensemble, j’ai croisé Victoria au bras d’un autre homme. Elle m’a vu mais n’a pas ralenti le pas. J’ai senti une douleur sourde envahir ma poitrine.

Aujourd’hui encore, je repense à ce pari stupide qui nous a brisés. Était-ce vraiment la peur d’être aimé pour mon argent ou simplement la peur d’être moi-même ?

Est-ce qu’on peut vraiment aimer quelqu’un sans lui montrer sa vérité ? Ou bien est-ce le mensonge qui finit toujours par tout détruire ?