Assez de légumes ! Donnez-moi un steak ou je pars !

« Tu vas encore manger ce steak-frites, Olivier ? Tu sais ce que ça fait à ton cholestérol ? »

La voix de Camille résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la mâchoire, les mains crispées sur la table. Devant moi, une assiette de quinoa tiède et de betteraves râpées. Je n’ai même plus faim. Depuis six mois, Camille a décidé que notre foyer serait un sanctuaire végétarien. Elle dit que c’est pour notre santé, pour la planète, pour l’avenir de nos enfants – que nous n’avons pas encore.

Mais moi, je rêve d’un entrecôte saignante, d’un camembert coulant, d’un verre de Bordeaux qui sent bon la terre. Je suis né à Limoges, élevé au pâté de campagne et aux rillettes de ma grand-mère. Ici, à Paris, tout semble aseptisé, même la nourriture.

« Camille, tu sais bien que j’essaie… »

Elle me coupe : « Essayer, ce n’est pas suffisant. Tu pourrais au moins faire un effort pour toi-même. »

Je baisse les yeux. Je ne veux pas la blesser. Je l’aime, mais chaque repas est devenu un champ de bataille silencieux. Le matin, elle prépare des smoothies verts ; le soir, des gratins de courgettes sans fromage. Je souris, je mâche, je fais semblant d’apprécier.

Mais à midi…

À midi, je m’échappe. Au bureau, personne ne sait rien – sauf peut-être Paul, mon collègue qui partage mon amour du saucisson sec. On se retrouve au « Bistrot du Marché », à deux rues de là. Là-bas, le patron me connaît : « Olivier ! Comme d’habitude ? »

Je hoche la tête avec un sourire coupable. Une entrecôte saignante arrive en moins de dix minutes. Le beurre fond sur la viande, les frites croustillent sous mes dents. Je ferme les yeux. C’est mon moment de répit, mon secret honteux.

Un jour, Paul me lance : « Tu comptes lui dire un jour à Camille ? »

Je ris jaune : « Tu veux ma mort ou quoi ? »

Mais au fond, la question me hante. Suis-je lâche ? Hypocrite ? Ou simplement amoureux d’une femme qui ne me comprend plus ?

Le soir même, Camille rentre plus tôt que prévu. Elle me trouve en train de laver une poêle grasse que j’ai utilisée pour cuire un steak en cachette. Son regard s’assombrit.

« Tu recommences… » murmure-t-elle.

Je sens la colère monter en elle – et en moi aussi. « Camille, j’en peux plus ! J’ai grandi avec ces plats-là ! Pourquoi tu refuses tout ce qui fait partie de moi ? »

Elle éclate : « Parce que je t’aime et que je veux qu’on vive longtemps ensemble ! Tu ne comprends pas ? »

Je crie presque : « Mais vivre longtemps sans plaisir, ça sert à quoi ? »

Un silence lourd tombe entre nous. Je vois ses yeux briller de larmes qu’elle retient. Elle quitte la pièce sans un mot.

Cette nuit-là, je dors mal. Je repense à mon père qui disait toujours : « À table, on règle tout. » Mais chez nous, la table est devenue un lieu de guerre froide.

Les jours passent. Camille ne parle plus des menus ; elle prépare ses plats et me laisse choisir les miens. Mais quelque chose s’est brisé. On ne partage plus rien. Même nos amis sentent la tension : lors d’un dîner chez Lucie et Antoine, personne n’ose aborder le sujet.

Un dimanche matin, alors que je prépare un café noir – sans lait d’avoine cette fois – Camille s’assoit en face de moi.

« Olivier… Est-ce qu’on va continuer comme ça longtemps ? »

Je soupire : « Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’on ne se comprend plus. »

Elle baisse la tête : « J’ai voulu te changer parce que j’avais peur de te perdre… Mais peut-être que c’est moi qui t’éloigne. »

Je prends sa main : « On pourrait essayer… de trouver un compromis ? Un dimanche sur deux, on fait un vrai repas français ? Avec du vin et du fromage ? Et l’autre dimanche, on teste tes recettes ? »

Elle sourit faiblement : « D’accord… Mais promets-moi de faire attention à ta santé. »

Je ris : « Promis… Mais seulement si tu goûtes à mon bœuf bourguignon la semaine prochaine ! »

Elle éclate de rire – un vrai rire cette fois. Pour la première fois depuis des mois, je sens l’espoir renaître.

Mais au fond de moi, une question persiste : pourquoi est-ce si difficile d’accepter les différences de l’autre quand on s’aime ? Est-ce vraiment possible de concilier tradition et modernité sans se perdre soi-même ? Qu’en pensez-vous ?