Le Miroir Brisé : Derrière le Masque de l’Éternelle Jeunesse

« Tu es magnifique, Claire, tu ne fais pas ton âge ! » La voix de ma mère résonne encore dans la salle de bain, alors que je trace une énième ligne de crayon sous mes yeux fatigués. Je me force à sourire à mon reflet, mais la vérité me saute au visage : ce visage n’est plus vraiment le mien. Les rides effacées, les pommettes rehaussées, la bouche repulpée… tout cela n’est qu’un masque, un mensonge que je m’impose chaque matin.

Ce matin-là, j’étais en retard pour le travail. Je me suis précipitée dans le métro parisien, bousculée par la foule. Dans la rame, une jeune femme me dévisageait. Elle devait avoir vingt-cinq ans, l’âge que j’affiche désormais sur mon visage grâce à la magie – ou la malédiction – de la chirurgie esthétique. Mais à l’intérieur, je sentais chaque année de mes quarante-huit ans peser sur mes épaules.

Au bureau, tout le monde me félicite pour ma « fraîcheur ». « Claire, tu as un secret ? » plaisante Sophie, ma collègue. Je ris jaune. Si seulement elle savait… Les rendez-vous chez le dermatologue, les injections douloureuses, les crèmes hors de prix qui promettent monts et merveilles. Et surtout, cette peur panique de voir réapparaître la moindre ride, la moindre tache.

Le soir, chez moi à Boulogne-Billancourt, je retrouve ma mère, Monique. Elle a soixante-dix ans et refuse de vieillir. « Tu sais, Claire, il faut s’entretenir ! Regarde-moi : pas une ride ! » Elle me montre fièrement son visage figé par le Botox. J’ai grandi avec cette obsession de l’apparence. Petite déjà, elle me coiffait pendant des heures avant d’aller à l’école. « Il faut être la plus belle », répétait-elle.

Mais ce soir-là, quelque chose craque en moi. Je regarde ma fille, Camille, qui rentre du lycée. Elle a seize ans et déjà elle se plaint de ses « défauts ». « Maman, tu trouves pas que j’ai le nez trop gros ? » Je sens une boule dans ma gorge. Que lui ai-je transmis ?

Le lendemain matin, je décide d’aller courir au parc de Saint-Cloud. L’air frais me fouette le visage. Pour la première fois depuis longtemps, je laisse mon visage nu, sans maquillage. Les regards sont différents. Certains s’attardent sur mes cernes, d’autres sur mes cheveux grisonnants. Mais je me sens vivante.

En rentrant, je trouve Camille devant son ordinateur. Elle regarde des vidéos de tutos beauté sur YouTube. « Tu sais maman, toutes les filles de ma classe veulent se faire refaire le nez ou les lèvres… » Je m’assois à côté d’elle. « Tu n’as pas besoin de tout ça, tu es belle comme tu es », lui dis-je en caressant sa joue.

Mais au fond de moi, je sais que mes paroles sonnent faux tant que je ne suis pas capable de m’accepter moi-même.

Le soir venu, un dîner de famille dégénère. Ma mère critique ouvertement le physique de Camille : « Tu devrais faire attention à ta peau ! À ton âge… » Camille quitte la table en larmes. Je me lève brusquement :

— Ça suffit maman ! Tu ne vois pas ce que tu fais ? Tu nous rends malheureuses avec tes obsessions !

Ma mère me regarde, blessée :

— Je veux juste votre bien…

— Non maman, tu veux juste qu’on soit parfaites à tes yeux !

Le silence s’installe. Monique quitte la pièce sans un mot.

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à mon enfance, à toutes ces heures passées devant le miroir avec ma mère qui corrigeait le moindre défaut. Je comprends que cette peur de vieillir ne vient pas de moi mais d’elle… et qu’elle vient sûrement de plus loin encore.

Le lendemain matin, je prends une décision : j’annule mon prochain rendez-vous chez le chirurgien esthétique. J’ouvre grand les fenêtres et laisse entrer la lumière du jour sur mon visage nu.

Au travail, Sophie remarque tout de suite la différence :

— Tu as changé quelque chose ?

Je souris franchement :

— Oui. J’ai décidé d’arrêter de me cacher derrière un masque.

Elle me regarde d’abord surprise puis sourit à son tour :

— Tu es belle comme ça.

Le soir même, je prends Camille dans mes bras et lui dis :

— On va apprendre ensemble à s’aimer comme on est. Ça te dit ?

Elle hoche la tête en souriant timidement.

Mais au fond de moi subsiste une question lancinante : Serons-nous assez fortes pour résister à cette société qui ne tolère pas la moindre ride ? Est-ce possible d’être heureuse sans chercher à paraître parfaite ? Qu’en pensez-vous ?