Sous le même toit, sous le même poids : le cri silencieux d’un père
— Thomas, tu ne vas pas me faire croire que tu as encore oublié de sortir les poubelles !
La voix de Camille résonne dans l’appartement, tranchante comme une lame. Je suis assis dans le salon, un livre à la main, mais je n’arrive plus à lire. Mon fils baisse la tête, ramasse le sac poubelle et sort sans un mot. Je sens la colère monter en moi, mais je me retiens. Ce n’est pas ma place, me dis-je. Pourtant, chaque soir, la scène se répète : Thomas cuisine, fait la vaisselle, passe l’aspirateur, tandis que Camille regarde la télévision ou pianote sur son téléphone.
Je m’appelle Gérard. J’ai soixante ans et je vis temporairement chez mon fils et ma belle-fille depuis que j’ai vendu la maison familiale après la mort de ma femme. Je pensais être un invité discret, mais je deviens témoin d’un drame silencieux qui me ronge.
Ce soir-là, alors que je vais me coucher, j’entends des sanglots étouffés dans la cuisine. J’ouvre doucement la porte : Thomas est assis à la table, la tête dans les mains. Mon cœur se serre.
— Thomas… ça va ?
Il sursaute, essuie ses yeux rapidement.
— Oui, papa… C’est rien. Je suis juste fatigué.
Je m’approche, pose une main sur son épaule.
— Tu veux en parler ?
Il hésite, puis craque.
— Je n’en peux plus, papa. Depuis que Camille a perdu son boulot, elle ne fait plus rien à la maison. Elle dit qu’elle est déprimée, qu’elle a besoin de temps… Mais moi aussi je travaille toute la journée ! Et le soir, c’est moi qui fais tout…
Je sens sa détresse. Je me revois jeune marié avec Hélène, ma défunte épouse. Nous avions nos disputes, mais jamais l’un de nous n’aurait laissé l’autre crouler sous les tâches.
— Tu lui as dit ce que tu ressens ?
Il secoue la tête.
— Elle s’énerve dès que j’aborde le sujet. Elle dit que je ne comprends pas ce qu’elle traverse…
Je soupire. Je comprends Camille aussi : perdre son emploi dans cette France où tout va trop vite, où le chômage ronge l’estime de soi… Mais est-ce une raison pour laisser l’autre s’épuiser ?
Le lendemain matin, je croise Camille dans la cuisine.
— Bonjour Camille.
Elle marmonne un « salut » sans lever les yeux de son téléphone. Je prends mon café en silence. L’ambiance est lourde.
Plus tard dans la journée, Thomas rentre du travail. Il a l’air vidé. Camille lui lance :
— Tu peux faire les courses ce soir ? Il manque du lait et des œufs.
Il acquiesce sans protester. Je sens une boule dans ma gorge. Dois-je intervenir ? Ou risquer de briser leur couple ?
Le week-end arrive. J’invite Thomas à marcher avec moi au parc Montsouris.
— Tu sais, fiston… Parfois il faut savoir dire stop. Tu ne peux pas tout porter seul.
Il me regarde avec des yeux fatigués.
— J’ai peur qu’elle parte si je lui dis ce que je ressens…
Je comprends sa peur. La solitude après un divorce… Je l’ai vue chez des amis. Mais je vois aussi mon fils s’éteindre à petit feu.
Le dimanche soir, alors que Camille est sortie voir une amie (pour une fois), Thomas s’effondre sur le canapé.
— Papa… Tu crois que c’est de ma faute ? Que je ne suis pas assez bien pour elle ?
Je prends ses mains dans les miennes.
— Non, Thomas. Tu fais déjà trop. Mais tu dois te respecter aussi. L’amour, ce n’est pas se sacrifier jusqu’à disparaître.
Il hoche la tête en silence.
Quelques jours plus tard, un orage éclate dans l’appartement. J’entends des cris :
— Tu ne comprends rien à ce que je vis ! hurle Camille.
— Et toi ? Tu crois que c’est facile pour moi ? Je fais tout ici !
Je reste figé derrière la porte. Leur dispute éclate enfin au grand jour. Les mots volent bas, les reproches fusent. Puis le silence retombe comme une chape de plomb.
Le lendemain matin, Camille ne prend pas son petit-déjeuner avec nous. Thomas a les yeux rouges mais semble soulagé d’avoir enfin parlé.
Les jours passent. Le climat reste tendu mais quelque chose a changé : Thomas ose dire non de temps en temps. Camille commence à ranger un peu après elle. Ce n’est pas parfait, mais c’est un début.
Je me demande encore si j’ai bien fait de rester en retrait ou si j’aurais dû intervenir plus tôt. Est-ce vraiment aux parents de s’immiscer dans le couple de leurs enfants ? Ou doit-on laisser chacun apprendre à poser ses limites ?
Parfois je me demande : combien de familles vivent ce genre de déséquilibre sans jamais oser en parler ? Et vous… que feriez-vous à ma place ?