Six étés sans maman : Chronique d’une mère à bout de souffle

« Tu comprends, Camille, j’ai besoin de souffler. » La voix de ma mère résonne encore dans l’entrée, alors qu’elle ferme sa valise d’un geste sec. Je serre les poings, les ongles s’enfonçant dans ma paume. Chaque année, c’est la même scène : dès que le soleil pointe sur la Côte d’Azur, elle disparaît pour trois mois, me laissant seule avec mes deux enfants turbulents et mon mari, Paul, qui ne sait pas faire cuire un œuf sans transformer la cuisine en champ de bataille.

« Tu pourrais rester, cette fois ? » Ma voix tremble. Elle soupire, détourne le regard. « Camille, tu sais bien que j’ai donné toute ma vie à cette maison. Maintenant, c’est à toi de gérer. »

À peine la porte claque-t-elle que le chaos s’installe. Les cris de Léo et Manon fusent du salon : « Maman ! Il m’a pris la tablette ! » « C’est pas vrai ! Elle ment ! » Je ferme les yeux. L’été commence.

J’ai 42 ans et je suis officiellement « mère au foyer retraitée ». Un titre qui fait sourire mes amies – « Quelle chance ! » – mais qui me colle à la peau comme une étiquette invisible. Depuis six ans, je ne travaille plus. J’ai quitté mon poste de professeure des écoles pour m’occuper de mes parents vieillissants et de mes enfants. Mais aujourd’hui, maman a décidé qu’elle avait assez donné. Elle part chaque été chez sa sœur à Biarritz, profitant de la plage et des marchés nocturnes pendant que je me débats avec les courses, les devoirs de vacances et les disputes incessantes.

Paul rentre tard du travail – « Tu comprends, c’est la période des bilans » – et s’effondre devant le journal télévisé. Je n’ose plus lui demander de l’aide. La dernière fois, il a haussé les épaules : « Tu voulais arrêter de travailler, non ? »

La solitude me ronge. Le soir, quand tout le monde dort, je m’assois sur le balcon avec un verre de rosé tiède et je regarde les lumières de la ville. Je pense à ma mère, à ses rires sur la plage avec ma tante Sylvie, à ses photos envoyées sur WhatsApp – « Regarde comme la mer est belle ! » – alors que chez moi, la vaisselle s’entasse et que je n’ai pas eu une minute pour moi.

Un soir de juillet, tout explose. Manon refuse d’aller se coucher. Léo hurle qu’il déteste sa sœur. Je crie plus fort qu’eux. Paul descend en trombe : « Tu ne peux pas faire un effort ? On dirait que tu cherches le conflit ! »

Je claque la porte de la salle de bains et m’effondre en larmes sur le carrelage froid. Je pense à fuir moi aussi. Prendre un train pour n’importe où. Mais je reste. Parce qu’une mère ne part pas.

Les jours passent, lourds et identiques. Je croise les autres mamans au parc – « Tu pars où cet été ? » – et j’invente des vacances imaginaires pour sauver la face. En réalité, je n’ai pas vu la mer depuis six ans.

Un après-midi d’août, alors que je plie du linge devant une émission débile à la télé, Manon s’approche timidement : « Maman, pourquoi mamie ne veut plus rester avec nous ? »

Je cherche mes mots. Comment expliquer à une enfant de huit ans que même les mamans peuvent être fatiguées ? Que parfois, on a envie de tout laisser derrière soi ?

« Mamie a besoin de repos… Comme moi parfois », je murmure.

Manon me serre fort dans ses bras. Je sens ses petites mains trembler.

C’est ce jour-là que je décide d’appeler maman. La voix tremblante, je lui dis tout : la fatigue, la colère, l’impression d’être invisible dans ma propre maison.

Elle se tait longtemps avant de répondre : « Tu sais, Camille… J’ai eu peur de devenir folle si je restais encore un été enfermée ici. Mais je n’ai jamais voulu te faire du mal. »

Le silence s’installe entre nous. Puis elle ajoute : « Peut-être qu’on devrait parler toutes les deux… vraiment parler. »

À son retour en septembre, nous nous retrouvons autour d’un café dans la cuisine baignée de lumière. Les mots sortent enfin : ses regrets, mes blessures, nos incompréhensions accumulées depuis des années.

« Tu as toujours tout pris sur toi », dit-elle en posant sa main sur la mienne. « Mais tu as le droit d’exister en dehors de ta famille. »

Ce jour-là marque un tournant. J’accepte enfin l’idée que je ne peux pas tout porter seule. J’inscris Léo au centre aéré pour l’été suivant ; Manon partira une semaine chez sa cousine à Lyon. Paul accepte – non sans râler – de prendre quelques jours de congé pour m’aider.

Je commence aussi à écrire mon histoire sur un forum de mamans françaises. Les messages affluent : « Merci d’oser en parler », « Je vis la même chose », « On se sent moins seule ». Peu à peu, je reprends confiance.

Aujourd’hui encore, chaque été reste une épreuve. Mais j’ai appris à demander de l’aide, à poser des limites… et à pardonner à ma mère ses propres failles.

Parfois je me demande : combien sommes-nous en France à vivre ces étés silencieux où tout repose sur nos épaules ? Et vous… avez-vous déjà eu envie de tout quitter pour enfin respirer ?