Sans berceau, sans couches : Le retour à la maison qui a tout bouleversé

— Tu as pensé à acheter les couches ?

La voix de Julien résonne dans l’entrée, sèche, presque agressive. Je serre un peu plus fort le cosy où dort notre fille, à peine trois jours. Mon dos me fait mal, mes jambes tremblent encore du trajet depuis la maternité. Je regarde autour de moi : le salon est un champ de bataille. Des cartons de livraison ouverts, des vêtements sales sur le canapé, une odeur de lait caillé flotte dans l’air. Je n’ai qu’une envie : m’effondrer.

— J’ai cru que tu t’en occupais, murmuré-je en posant le cosy sur le tapis.

Julien soupire bruyamment, passe une main dans ses cheveux en bataille. Il n’a pas dormi non plus depuis trois nuits. Mais moi, j’ai mal partout. J’ai peur. Je me sens seule, alors qu’il est là, à deux mètres de moi.

— On n’a même pas monté le berceau !

Sa voix monte d’un cran. Notre fille se met à pleurer. Je sens mes larmes monter aussi, mais je serre les dents. Je ne veux pas craquer devant lui. Pas déjà.

Je m’assois sur le sol, la tête entre les mains. J’entends Julien fouiller dans les sacs de courses, claquer les placards. Il râle contre tout : la poussette trop lourde, le lait infantile trop cher, sa mère qui appelle toutes les heures pour demander des nouvelles. Moi, je me sens invisible.

— Camille, tu peux t’occuper d’elle ? Je dois rappeler ma mère.

Je prends ma fille dans les bras. Elle sent le lait chaud et la sueur. Elle pleure encore. Je ne sais pas quoi faire. Je n’ai jamais eu de bébé dans les bras avant elle. On ne m’a pas appris à être mère.

Je repense à la maternité : les sages-femmes pressées, les conseils contradictoires, les autres mamans qui semblaient tout gérer alors que moi… Moi, j’avais juste envie de dormir. De disparaître.

Julien revient dans le salon, téléphone à l’oreille.

— Oui maman, tout va bien… Oui, Camille gère…

Je lève les yeux vers lui. Il ne me regarde même pas. J’ai envie de hurler. De lui dire que non, je ne gère rien du tout ! Que je suis perdue ! Que j’ai peur de ne pas aimer assez ma fille, ou de trop l’aimer et de m’oublier moi-même.

La nuit tombe sur Paris. Les bruits de la ville s’estompent derrière nos fenêtres fermées. Je donne le sein à ma fille en pleurant en silence. Julien s’est enfermé dans la chambre pour « souffler un peu ».

Je pense à mes parents, à Lyon. À ma mère qui me disait toujours : « Tu verras, quand tu seras maman… » Mais elle n’est pas là. Personne n’est là.

Vers minuit, ma fille hurle sans s’arrêter. J’essaie tout : la bercer, la changer (avec les dernières couches trouvées au fond d’un sac), lui chanter une berceuse. Rien n’y fait.

Julien sort enfin de la chambre, les yeux rouges.

— Tu fais exprès ou quoi ? Tu ne sais pas t’y prendre !

Ses mots me transpercent comme un couteau. Je me lève d’un bond.

— Si tu crois que c’est facile ! Tu crois que j’ai demandé à être seule là-dedans ?

On se crie dessus, fort, trop fort. Notre fille hurle encore plus fort que nous deux réunis.

Je claque la porte de la salle de bains derrière moi et m’effondre sur le carrelage froid. Je pleure toutes les larmes de mon corps. J’ai envie de partir, de tout laisser là. Mais je sais que je ne peux pas.

Au bout d’un moment, j’entends Julien frapper doucement à la porte.

— Camille… Je suis désolé… Je suis juste crevé…

Je ne réponds pas tout de suite. Puis je sors enfin. Il tient notre fille maladroitement contre lui. Il a l’air perdu lui aussi.

On s’assoit côte à côte sur le lit défait.

— On va y arriver ? demande-t-il d’une voix cassée.

Je n’en sais rien. Mais je pose ma tête sur son épaule et je ferme les yeux un instant.

Le lendemain matin, on se réveille tous les trois dans le même lit. Ma fille dort enfin paisiblement entre nous deux. Julien me prend la main sans rien dire.

Je regarde ce petit être qui a bouleversé notre vie en trois jours à peine. Je pense à toutes ces femmes qui vivent ça chaque jour en France — ce mélange d’amour fou et d’épuisement total dont personne ne parle vraiment.

Pourquoi personne ne nous prépare à cette tempête ? Pourquoi doit-on toujours faire semblant d’être heureux alors qu’on est au bord du gouffre ? Est-ce qu’on a le droit d’avouer qu’on n’y arrive pas ?