Quand le virtuel dévore le réel : Mon combat pour sauver ma famille

« Tu pourrais au moins vider le lave-vaisselle, Benjamin ! » Ma voix tremble, oscillant entre la colère et le désespoir. Il ne lève même pas les yeux de son écran. Les lumières bleues du salon clignotent sur son visage fermé, absorbé par un monde qui n’est pas le nôtre. Je serre les poings, retenant mes larmes. Ce n’est pas la première fois que je crie, ce ne sera pas la dernière.

Il y a un an, Benjamin a perdu son poste d’ingénieur dans une start-up à Nantes. Je me souviens encore du soir où il est rentré, les épaules basses, le regard vide. « Ils m’ont viré, Brianna. Je… je ne sais pas quoi faire. » J’ai pris sa main, j’ai promis qu’on s’en sortirait ensemble. Mais aujourd’hui, je me demande si je n’ai pas menti.

Au début, il disait avoir besoin de temps pour « digérer ». Je comprenais. Le choc, la honte, la peur de l’avenir… Qui ne serait pas dévasté ? Mais les semaines sont devenues des mois. Et maintenant, chaque matin, c’est la même scène : moi qui prépare les tartines pour Harper et Alexandre, nos deux enfants, pendant que Benjamin s’enferme dans le salon avec sa console. Il ne voit plus les enfants partir à l’école. Il ne voit plus rien.

Je travaille à mi-temps comme infirmière à l’hôpital de la Croix-Rouge. Les horaires sont infernaux, surtout depuis la crise sanitaire. Je rentre épuisée, parfois en pleurs après avoir vu trop de souffrance dans une seule journée. Mais je n’ai pas le droit de craquer. Qui paiera le loyer ? Qui remplira le frigo ?

Un soir, alors que je rentre tard, je trouve Harper en train de pleurer dans sa chambre. « Papa ne veut plus jouer avec moi », sanglote-t-elle. Alexandre, du haut de ses huit ans, tente de la consoler : « Il est fatigué, c’est tout… » Mais je vois bien qu’il n’y croit plus lui non plus.

Je tente de parler à Benjamin. « Tu ne peux pas continuer comme ça. Les enfants ont besoin de toi. J’ai besoin de toi ! » Il hausse les épaules, marmonne : « Je cherche du boulot… mais il n’y a rien. » Pourtant, je ne vois jamais un CV sur la table, jamais un entretien téléphonique. Juste des bruits de tirs et des cris virtuels qui résonnent dans notre appartement.

La tension monte entre nous. Un soir, j’explose :
— Tu comptes faire quoi ? Jouer toute ta vie ?
— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’aime ça ?
— Alors prouve-le ! Fais quelque chose !

Il claque la porte du salon. Les enfants entendent tout. Je me sens coupable mais aussi terriblement seule.

Ma mère me répète : « Tu dois penser à toi, Brianna. Tu ne peux pas tout porter sur tes épaules. » Mais comment abandonner l’homme que j’aime ? Celui qui m’a fait rire pendant des années, qui m’a promis qu’on vieillirait ensemble sur la côte Atlantique ?

Un matin d’hiver, alors que la pluie martèle les vitres et que je prépare les cartables des enfants, Alexandre me demande : « Maman, pourquoi papa ne travaille plus ? » Je n’ai pas de réponse. Je lui caresse les cheveux en silence.

Les factures s’accumulent. La prime de licenciement est presque épuisée. Je commence à vendre des vêtements sur Vinted, à faire des heures supplémentaires à l’hôpital malgré ma fatigue. Parfois, je rêve de tout quitter, de partir avec les enfants chez ma sœur à Bordeaux.

Mais chaque soir, je regarde Benjamin s’enfoncer un peu plus dans son fauteuil, les yeux rouges d’avoir trop joué. Parfois il pleure en cachette — je l’entends sangloter derrière la porte du salon. Il n’est plus lui-même. Est-ce une dépression ? Une fuite ? Je ne sais plus.

Un dimanche matin, Harper vient me voir avec un dessin : elle a dessiné notre famille… mais Benjamin est représenté derrière une fenêtre fermée. Mon cœur se brise.

Je décide d’agir. J’appelle un psychologue spécialisé dans l’addiction aux jeux vidéo. J’en parle à Benjamin — il refuse d’abord violemment : « Je ne suis pas fou ! » Mais après une nuit blanche où il me trouve en train de pleurer dans la cuisine, il accepte enfin d’essayer.

Le chemin est long et semé d’embûches. Il rechute souvent ; parfois il promet d’arrêter mais replonge dès que je tourne le dos. Mais peu à peu, il recommence à sortir avec nous au parc, à aider Harper avec ses devoirs.

Un soir d’été, alors que nous dînons tous ensemble sur le balcon pour la première fois depuis des mois, Benjamin prend ma main : « Merci de ne pas m’avoir laissé tomber… »

Je souris tristement. Je sais que rien n’est gagné. Mais au moins, nous sommes ensemble autour de cette table.

Parfois je me demande : combien de familles vivent ce cauchemar en silence ? Combien de femmes comme moi tiennent bon alors qu’elles sont au bord du gouffre ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?