Plus qu’une femme au foyer : le cri silencieux de Claire
« Claire, tu as encore oublié de repasser ma chemise bleue ! »
La voix de François résonne dans la cuisine, tranchante comme une lame. Je serre le torchon entre mes doigts, la gorge nouée. Il ne me regarde même pas, il parle à la silhouette que je suis devenue, celle qui s’efface derrière les casseroles et les paniers de linge sale.
Je voudrais lui crier que je ne suis pas sa bonne. Que j’ai été Claire Martin avant d’être Madame Lefèvre. Que j’ai eu des rêves, des ambitions, des passions. Mais les mots restent coincés, avalés par quinze ans de compromis et de silences.
« Tu sais, François, j’aimerais qu’on parle… »
Il lève les yeux de son téléphone, agacé : « Pas maintenant, je suis fatigué. »
Je me tais. Encore. Je range la vaisselle, j’aide Camille à finir ses devoirs, je prépare le dîner. La routine m’engloutit.
Mais ce soir-là, alors que tout le monde dort, je m’assois à la table de la cuisine. Je relis la lettre d’admission à l’atelier d’écriture de la médiathèque municipale. Mon cœur bat fort. J’ai toujours aimé écrire. Petite, je noircissais des cahiers entiers de poèmes et d’histoires. Mais la vie a dévoré mes envies : le mariage, les enfants, le travail à mi-temps abandonné pour « le bien de la famille ».
Je repense à ma mère qui me disait : « Une femme doit savoir se sacrifier. » Mais pourquoi toujours nous ?
Le lendemain matin, j’ose :
« François, j’ai été acceptée à un atelier d’écriture. C’est le mercredi soir. Je voudrais y aller. »
Il fronce les sourcils : « Et qui va s’occuper des enfants ? Tu sais bien que je rentre tard ces jours-là. »
Camille intervient timidement : « Papa, je peux aider Paul avec ses devoirs… »
François soupire : « On verra. Mais tu sais que ce n’est pas le moment de penser à toi. »
Je sens la colère monter. Pourquoi ce ne serait jamais le moment ?
Les jours passent. Je prépare en cachette mon premier texte pour l’atelier. J’écris sur une femme invisible dans sa propre maison. J’y mets toute ma rage, toute ma tristesse.
Le mercredi arrive. Je pose une assiette au micro-ondes pour chacun, laisse un mot sur la table : « Je reviens vers 22h. »
François m’appelle à 20h30 :
« Claire, Paul pleure, il veut sa mère ! »
Je ferme les yeux, j’inspire profondément :
« François, tu es son père aussi. Tu peux le consoler. »
À l’atelier, je découvre d’autres femmes comme moi : Sophie qui a repris ses études à 45 ans ; Mireille qui écrit pour survivre à un divorce difficile ; Fatima qui rêve d’ouvrir une librairie.
Pour la première fois depuis longtemps, je me sens vivante.
Mais à la maison, l’ambiance se tend. François devient froid, distant. Il laisse traîner ses affaires partout, refuse de parler.
Un soir, il explose :
« Tu n’es plus la même ! Tu passes ton temps à écrire au lieu de t’occuper de nous ! »
Je lui réponds enfin :
« Et toi, tu t’es déjà demandé qui je suis vraiment ? Ce que je veux ? »
Il me regarde comme si je venais d’une autre planète.
Les enfants sentent la tension. Camille me serre dans ses bras :
« Maman, tu as le droit d’être heureuse aussi… »
Je pleure en silence cette nuit-là. Je doute. Suis-je égoïste ? Est-ce mal de vouloir exister autrement qu’à travers eux ?
Un matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, François pose sa main sur mon épaule :
« Je ne comprends pas tout ça… Mais si c’est important pour toi… On va essayer de s’organiser différemment. »
Il n’y a pas de miracle soudain. Les habitudes ont la vie dure. Mais petit à petit, il apprend à faire des lessives, à aider Paul avec ses devoirs.
Je continue l’atelier d’écriture. Je publie une nouvelle dans le journal local. Mes enfants sont fiers de moi.
Parfois, je croise le regard de François et j’y lis encore de l’incompréhension… mais aussi un peu d’admiration.
Aujourd’hui, je me demande : combien sommes-nous en France à vivre derrière un tablier ? À taire nos rêves pour faire tourner la maison ? Est-ce vraiment cela être une bonne épouse et une bonne mère ? Ou bien faut-il oser s’affirmer pour mieux aimer les autres… et soi-même ?