Mon beau-père, ce cyclone silencieux : chronique d’un foyer en crise

— Tu as encore tout mangé, Gérard ?

Ma voix tremble à peine, mais dans la cuisine, le silence tombe comme une chape de plomb. Gérard, mon beau-père, lève les yeux du plat vide de gratin dauphinois. Il me regarde avec cet air mi-offusqué, mi-amusé qui me donne envie de hurler. Julien, mon mari, détourne le regard et s’enfonce un peu plus dans sa chaise. Je sens la colère monter, brûlante, dans ma poitrine.

Cela fait trois semaines que Gérard vient dîner chez nous presque tous les soirs. Au début, c’était agréable : il racontait des anecdotes de son enfance à Lyon, riait fort, aidait même à débarrasser la table. Mais très vite, la routine s’est installée. Il arrive sans prévenir, pose son manteau sur la chaise du salon et s’installe à table comme s’il était chez lui. Et chaque soir, il mange. Beaucoup. Trop. Les restes disparaissent mystérieusement, les placards se vident à une vitesse folle. Même la boîte de chocolats que j’avais cachée pour les enfants n’a pas survécu à son passage.

— Oh Claire, tu sais bien que j’ai un bon appétit !

Il rit, mais je ne ris plus depuis longtemps. Je fais les courses deux fois par semaine au supermarché du coin, et chaque fois je me demande si ça suffira. Les enfants commencent à râler : « Maman, y’a plus de yaourts ! » ou « Pourquoi on mange encore des pâtes ? »

Julien tente de minimiser :
— C’est mon père… Il est seul depuis que maman est partie. Il se sent bien ici.

Mais moi aussi j’ai besoin de me sentir bien chez moi ! Je n’ose pas le dire à voix haute. J’ai peur de passer pour la méchante belle-fille, celle qui ne veut pas accueillir le patriarche. Pourtant, chaque soir, je sens mon espace vital se réduire un peu plus.

Un soir, alors que je prépare un simple poulet rôti — le seul plat qui plaît à tout le monde — Gérard arrive plus tôt que d’habitude. Il entre sans frapper.

— Salut la compagnie !

Les enfants lèvent à peine les yeux de leurs écrans. Julien sourit faiblement. Moi, je serre les dents.

— Tu veux un apéro Gérard ?

Il accepte avec enthousiasme et vide la moitié du paquet de cacahuètes avant même que je pose le plateau sur la table basse.

Après le repas, alors que je range la cuisine, il me rejoint.

— Tu sais Claire, tu cuisines drôlement bien…

Je sens qu’il veut me dire quelque chose d’important. Je prends une grande inspiration.

— Gérard… Je…

Mais il me coupe :

— Ça me fait du bien d’être ici. Depuis que ta belle-mère est partie… Je me sens moins seul.

Je suis touchée malgré moi. Mais je pense aussi à mon frigo vide et à mes soirées tranquilles envolées.

Le lendemain matin, je trouve Julien dans la salle de bain.

— Il faut qu’on parle de ton père.

Il soupire.

— Je sais… Mais tu veux que je lui dise quoi ? Qu’il n’a plus le droit de venir ?

— Non… Mais il faut qu’on pose des limites. On ne peut pas continuer comme ça.

Julien promet d’en parler avec lui. Mais le soir venu, rien ne change. Gérard est là, fidèle au poste, et attaque la quiche comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours.

La tension monte d’un cran lorsque je découvre qu’il a fini le dernier morceau de gâteau d’anniversaire de notre fille Lucie. Elle fond en larmes :

— C’était MON gâteau !

Je sens la colère exploser en moi.

— Gérard ! Tu ne pouvais pas demander avant de prendre le dernier morceau ?

Il se fige, surpris par ma véhémence. Julien tente d’apaiser :

— Papa… Peut-être que tu pourrais demander avant de te servir ?

Gérard se lève brusquement.

— Je vois que je dérange…

Il attrape son manteau et claque la porte derrière lui. Un silence glacial s’abat sur la maison.

Les jours suivants, Gérard ne vient plus. Julien est soucieux, les enfants sont tristes. Moi, je ressens un mélange de soulagement et de culpabilité.

Un dimanche matin, Gérard m’appelle.

— Claire… Je suis désolé pour l’autre soir. Je n’avais pas réalisé que je prenais trop de place…

Sa voix tremble légèrement. Je respire profondément.

— Gérard… On tient à toi. Mais on a aussi besoin d’espace pour notre famille. Peut-être qu’on pourrait organiser un dîner ensemble chaque semaine ? Comme ça on profite tous…

Il accepte avec soulagement.

Depuis ce jour-là, l’équilibre est revenu dans notre maison. Gérard vient dîner le vendredi soir ; il apporte parfois une tarte aux pommes ou une bouteille de vin. Les enfants sont heureux de le retrouver sans avoir peur pour leurs goûters.

Mais parfois, en rangeant les courses ou en préparant un repas pour cinq au lieu de six, je repense à ces semaines chaotiques et je me demande : pourquoi est-ce si difficile de poser des limites avec ceux qu’on aime ? Est-ce qu’on peut vraiment concilier générosité et respect de soi sans blesser personne ? Qu’en pensez-vous ?