« Maman, je ne pourrai pas te donner de petit-enfant » – Vivre sous l’ombre de la stérilité dans une famille française
« Tu sais, Camille, à ton âge, ta grand-mère avait déjà trois enfants… » La voix de ma belle-mère, Monique, résonne dans la salle à manger, tranchante comme une lame. Je serre la fourchette si fort que mes jointures blanchissent. Antoine, mon mari, baisse les yeux sur son assiette, évitant soigneusement mon regard. Le silence s’installe, pesant, seulement troublé par le cliquetis des couverts.
Je sens la colère et la honte monter en moi. Depuis des mois, nous vivons dans ce mensonge silencieux. Antoine n’a jamais eu le courage de dire à sa mère que nous ne pourrons pas avoir d’enfant. C’est moi qui porte ce secret comme un fardeau, moi qui endure les questions, les sous-entendus, les regards pleins de pitié ou de reproche. Et aujourd’hui encore, il se tait.
« Camille, tu as pensé à consulter un autre spécialiste ? » insiste Monique, son regard perçant planté dans le mien. Je sens mes joues brûler. Je voudrais hurler, tout casser, lui dire que ce n’est pas moi, que ce n’est pas ma faute. Mais je me retiens. Je lance un regard désespéré à Antoine. Il détourne la tête.
« Peut-être qu’avec un peu plus de repos… » ajoute-t-elle, comme si le simple fait de se détendre pouvait réparer ce qui est brisé en nous. Je n’en peux plus. Je pose ma fourchette avec fracas.
« Ça suffit ! » Ma voix tremble. Toute la table se fige. « Ce n’est pas une question de repos ou de volonté. Nous avons tout essayé. »
Monique me fixe, interdite. Mon beau-père, Gérard, toussote maladroitement. Ma belle-sœur, Élodie, baisse les yeux sur son téléphone. Antoine reste muet.
Je sens les larmes monter mais je refuse de pleurer devant eux. Je me lève brusquement et quitte la table. Dans le couloir, j’entends Monique chuchoter : « Elle exagère… »
Je m’enferme dans la salle de bains et m’effondre contre le lavabo. Pourquoi dois-je porter seule cette douleur ? Pourquoi Antoine ne dit-il rien ? Pourquoi suis-je toujours celle qui doit affronter les tempêtes ?
Le soir, dans notre appartement du 11e arrondissement, le silence est glacial. Antoine tente une approche maladroite :
— Tu sais… Maman ne comprend pas…
— Ce n’est pas à moi d’expliquer ! hurle-je soudain. C’est ta mère ! C’est toi qui dois lui dire !
Il baisse la tête, honteux.
— J’ai peur qu’elle ne me regarde plus jamais pareil…
— Et moi ? Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que je dors la nuit ? Que je ne me sens pas coupable chaque fois qu’on croise une poussette ?
Il s’assoit sur le canapé et se prend la tête entre les mains.
— Je suis désolé…
Je m’assieds à côté de lui. Nous restons là longtemps sans parler. Je sens son épaule trembler légèrement.
Les jours passent et rien ne change vraiment. Les invitations familiales deviennent des épreuves. À chaque repas, Monique glisse une remarque sur « l’horloge biologique », sur « les miracles de la médecine ». Parfois même Élodie s’y met :
— Vous avez pensé à l’adoption ?
Je voudrais leur crier que ce n’est pas si simple, que ce n’est pas une solution miracle, que notre douleur ne disparaîtra pas parce qu’on adopte un enfant comme on achète un meuble chez Ikea.
Un soir d’automne, alors que Paris s’endort sous la pluie, je prends une décision. J’appelle Monique.
— Monique… Il faut qu’on parle.
Elle sent tout de suite que quelque chose ne va pas.
— Camille ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Je veux que vous sachiez… Ce n’est pas moi qui empêche cette famille d’avoir un petit-enfant. Ce n’est ni ma faute ni celle d’Antoine. C’est la vie. Nous avons tout essayé. Mais il faut arrêter de faire comme si c’était un sujet honteux ou tabou.
Un silence gênant s’installe.
— Je… Je ne savais pas… balbutie-t-elle.
— Maintenant vous savez. Et j’aimerais que vous arrêtiez de me faire porter ce poids.
Je raccroche avant qu’elle puisse répondre. Je tremble mais je me sens légère pour la première fois depuis des mois.
Le lendemain matin, Antoine me serre dans ses bras plus fort que jamais.
— Merci… souffle-t-il.
Nous savons que rien ne sera jamais comme avant mais au moins nous avons cessé de mentir.
Quelques semaines plus tard, lors d’un déjeuner familial, Monique ne dit rien sur le sujet. Elle me sert une part de tarte aux pommes avec un sourire timide. Ce n’est pas l’amour inconditionnel mais c’est un début.
Ce soir-là, allongée dans notre lit, je regarde Antoine dormir paisiblement pour la première fois depuis longtemps. Je me demande : Combien de femmes vivent ce silence ? Combien portent seules cette douleur ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?