Portes closes, cœurs ouverts : Mon combat invisible pour l’accessibilité
« Madame, vous pouvez pousser un peu plus fort, la porte n’est pas automatique aujourd’hui. »
La voix du jeune homme derrière la vitre me parvient à peine, étouffée par le double vitrage et la pluie qui tambourine sur le trottoir. Je serre la poignée froide de la porte du Crédit Lyonnais, mes doigts engourdis protestant à chaque tentative. Autour de moi, les passants filent, pressés, indifférents à cette vieille dame qui lutte contre une porte récalcitrante. Je sens la colère monter, mêlée à une honte sourde : pourquoi faut-il que chaque sortie soit une épreuve ?
Je m’appelle Madeleine, j’ai 78 ans, et depuis la mort de mon mari, je vis seule dans notre appartement du centre de Tours. Mes enfants sont partis à Paris, absorbés par leurs vies trépidantes. Je ne leur en veux pas ; c’est la vie. Mais ce matin, alors que je dois retirer un chèque pour payer l’aide-ménagère, je me retrouve prisonnière d’un monde qui n’a pas été pensé pour moi.
Je pousse de toutes mes forces. Mon sac glisse de mon épaule, je manque de tomber. Finalement, un client sortant me tient la porte avec un sourire gêné. « Désolé, madame… ils disent toujours qu’ils vont réparer, mais… » Il hausse les épaules et disparaît sous son parapluie.
À l’intérieur, l’air est tiède mais l’accueil glacial. Il n’y a pas de siège près du guichet. Je m’appuie contre le mur, tentant de masquer ma fatigue. Une jeune conseillère passe devant moi sans un regard. J’entends des rires derrière le comptoir ; ils parlent d’un match de foot. Je voudrais leur crier que je suis là, que j’existe encore.
Une demi-heure plus tard, mes jambes tremblent. Je m’approche enfin du guichet.
— Bonjour madame, votre carte ?
Je tends ma carte bancaire d’une main tremblante.
— Vous savez qu’il y a des automates ?
Je hoche la tête. Oui, je sais. Mais les écrans tactiles sont trop rapides pour mes doigts raides, les instructions défilent trop vite. J’ai déjà essayé ; la machine a avalé ma carte une fois. Depuis, j’ai peur.
La conseillère soupire discrètement et pianote sur son clavier.
— Il faudra penser à demander à vos enfants de vous accompagner la prochaine fois.
Je sens mes joues brûler. Mes enfants… Toujours cette même rengaine. Comme si vieillir signifiait forcément dépendre des autres.
En sortant, je croise Monsieur Dupuis, mon voisin du troisième étage. Il s’appuie sur sa canne et me lance :
— Toujours pas réparée cette fichue porte ?
— Non… Et toujours pas de banc non plus.
Il rit jaune.
— On n’est plus chez nous ici, Madeleine. On gêne.
Sur le chemin du retour, la pluie redouble. Je m’arrête sous un porche pour reprendre mon souffle. Je repense à toutes ces petites humiliations : les bus où personne ne se lève pour moi, les trottoirs défoncés où ma canne se coince, les regards impatients à la caisse du supermarché quand je cherche ma monnaie…
Pourquoi faut-il que chaque geste du quotidien devienne un combat ? Pourquoi notre société oublie-t-elle ceux qui ont bâti ses murs et planté ses arbres ?
Le soir venu, j’appelle ma fille Anne.
— Maman, tu aurais dû me dire ! Je serais venue avec toi…
— Je ne veux pas être un fardeau, Anne. Je veux juste pouvoir sortir sans avoir peur de tomber ou d’être humiliée.
Un silence gêné s’installe.
— Tu sais maman… On ne se rend pas compte tant qu’on ne le vit pas.
C’est vrai. On ne se rend pas compte tant qu’on ne trébuche pas sur une marche trop haute ou qu’on ne reste pas coincé devant une porte trop lourde.
Le lendemain, j’écris une lettre au directeur de la banque :
« Monsieur,
Je vous écris non seulement pour moi mais pour tous ceux qui n’osent plus sortir de chez eux parce que votre porte est trop lourde et qu’il n’y a pas un seul siège pour attendre dignement. Nous ne sommes pas invisibles. Nous sommes vos clients depuis cinquante ans. »
Je n’attends pas vraiment de réponse. Mais au fond de moi, j’espère que quelqu’un lira ces mots et comprendra.
Ce soir-là, devant ma fenêtre embuée, je regarde les lumières de la ville et je me demande : Combien sommes-nous à nous sentir exclus dans notre propre quartier ? Combien faudra-t-il de chutes ou de silences pour que les choses changent enfin ?