Retrouver Camille : L’amour d’enfance face aux blessures du passé
« Tu crois vraiment qu’on peut réparer ce qui a été brisé ? » La voix de Camille tremblait dans la lumière blafarde du lampadaire, ses yeux fuyant les miens. Nous étions là, sur ce banc du square où, enfants, nous avions refait le monde. Mais ce soir, le monde semblait trop vaste, trop froid.
Je m’appelle Justin. J’ai grandi à Saint-Denis, dans une tour grise où les murs résonnaient des disputes de mes parents et des cris des voisins. Mais il y avait Camille. Elle habitait deux étages plus bas, toujours un livre à la main, toujours un sourire timide. On s’était trouvés, deux gamins cabossés par la vie, à rêver d’ailleurs sur les marches de l’immeuble.
Camille venait d’une famille encore plus fracassée que la mienne. Son père, ouvrier à l’usine PSA d’Aulnay, s’est tué dans un accident de travail. Sa mère s’est noyée dans l’alcool et les dettes. Un soir d’hiver, les services sociaux sont venus. J’ai vu Camille partir avec un sac plastique et un regard vide. Je n’ai rien pu faire. J’avais quinze ans.
Les années ont passé. J’ai raté mon bac, enchaîné les petits boulots : livreur Uber Eats, caissier chez Franprix, manutentionnaire à Rungis. Mais chaque soir, je pensais à elle. Où était-elle ? Avait-elle trouvé une famille ? Avait-elle survécu ?
Un jour, en scrollant sur Facebook, je suis tombé sur une photo : « Camille Lemoine a changé sa photo de profil ». Mon cœur a raté un battement. C’était elle. Les mêmes yeux sombres, le même sourire triste. J’ai hésité avant de lui écrire :
— Salut Camille… Tu te souviens de moi ?
Elle a répondu trois jours plus tard :
— Bien sûr que je me souviens de toi, Justin.
On s’est revus dans un café près du canal Saint-Martin. Elle avait changé : plus dure, plus méfiante. Mais quand elle a ri à une de mes blagues nulles, j’ai retrouvé la petite fille d’avant. On a parlé des souvenirs — les parties de foot sur le parking, les crêpes chez ma mère — puis des absences : sa vie en famille d’accueil à Melun, les foyers, les éducateurs qui changeaient tout le temps.
— Tu sais, Justin… J’ai appris à ne compter que sur moi-même.
J’ai voulu lui dire que j’étais là, que je ne partirais plus jamais. Mais elle a détourné la tête.
On s’est revus plusieurs fois. Je l’ai invitée chez moi ; elle a hésité devant la porte comme si elle craignait d’entrer dans une autre vie qui n’était pas la sienne. Ma mère l’a accueillie avec chaleur :
— Oh Camille ! Ça fait plaisir de te revoir ! Tu veux une part de tarte ?
Camille a souri poliment mais n’a presque rien mangé. Après le dîner, elle m’a confié :
— Je ne sais pas comment faire… Être normale, être heureuse…
Je lui ai pris la main.
— On peut essayer ensemble.
Mais l’ombre du passé planait toujours. Un soir, alors qu’on marchait dans le parc de La Villette, elle s’est arrêtée net.
— Tu sais ce que c’est d’avoir peur de s’attacher ? D’avoir peur que tout s’écroule encore ?
Je n’ai pas su quoi répondre. Je voulais la rassurer mais mes mots semblaient dérisoires face à ses blessures.
On a essayé pourtant. On a ri, on a pleuré, on a fait l’amour maladroitement dans ma petite chambre sous les toits. Mais chaque matin, je sentais qu’elle était ailleurs.
Un jour, elle n’a pas répondu à mes messages. Deux jours. Trois jours. J’ai fini par aller chez elle ; sa coloc m’a dit qu’elle était partie « prendre l’air » chez une amie à Lyon.
J’ai attendu son retour comme un condamné attend son verdict. Quand elle est revenue deux semaines plus tard, elle avait les yeux rouges.
— Justin… Je t’aime bien mais je ne peux pas… Je ne peux pas aimer comme tu veux qu’on m’aime.
J’ai senti mon cœur se fissurer.
— Tu veux dire que c’est fini ?
Elle a hoché la tête.
— Je dois apprendre à vivre avec moi-même avant de pouvoir vivre avec quelqu’un d’autre.
Je n’ai pas insisté. Je l’ai prise dans mes bras une dernière fois. Elle sentait le froid et la pluie.
Aujourd’hui encore, je repense à Camille chaque fois que je passe devant notre ancien immeuble ou que j’entends une chanson de Francis Cabrel qu’on écoutait en cachette sur son vieux MP3. J’ai compris que parfois l’amour ne suffit pas à réparer ce que la vie a brisé.
Mais je me demande : est-ce qu’on peut vraiment guérir seul ? Ou a-t-on besoin des autres pour recoller les morceaux ? Qu’en pensez-vous ?