Sous le même toit, sous le poids du silence : Mon mari me reproche notre troisième enfant

« Tu ne comprends donc pas ? On n’y arrive plus, Camille ! » La voix de Julien résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre contre moi la petite Lucie, à peine six mois, qui s’agite dans mes bras. Les deux aînés, Paul et Manon, sont dans leur chambre, mais je sais qu’ils entendent tout. Je voudrais hurler, pleurer, disparaître. Mais je reste là, figée, à encaisser les mots de mon mari.

Il y a un an à peine, Julien me regardait avec des yeux brillants d’espoir : « Tu ne trouves pas qu’il manque quelqu’un à notre famille ? » Il rêvait d’une grande tablée le dimanche, de rires d’enfants qui courent partout. J’ai hésité. Deux enfants, c’était déjà beaucoup avec mon mi-temps à la mairie et ses horaires d’infirmier à l’hôpital de Tours. Mais il a insisté. « On s’en sortira, tu verras. »

Aujourd’hui, il ne parle plus que de factures. EDF, la cantine, la crèche… Tout est devenu prétexte à dispute. Il rentre tard, fatigué, et moi je me débats avec les couches, les devoirs et les cris. Ce soir-là, il claque la porte du frigo et me lance : « Si tu avais été raisonnable… »

Je sens la colère monter. « C’est toi qui voulais ce troisième enfant ! »

Il détourne les yeux. « Oui, mais c’est toi qui aurais dû dire non. »

Je reste sans voix. Comment peut-il me faire porter ce fardeau ? Je repense à toutes ces nuits où j’ai pleuré en silence, épuisée par les réveils nocturnes et les soucis d’argent. À chaque fois que je regarde Lucie dormir paisiblement dans son berceau Ikea d’occasion, je me demande si j’ai fait le bon choix.

Ma mère me répète au téléphone : « Tu sais, à notre époque on ne se plaignait pas autant… » Mais elle ne comprend pas. La vie est plus chère aujourd’hui. Les aides sociales ne suffisent pas toujours. Et puis il y a cette pression sourde : réussir sa vie de famille, être une bonne mère, une bonne épouse…

Un matin de novembre, alors que la pluie martèle les vitres du petit appartement HLM où nous vivons depuis cinq ans, je surprends Paul qui chuchote à sa sœur : « Tu crois que papa va partir ? » Mon cœur se serre. Je m’assieds près d’eux et tente de rassurer : « Papa est juste fatigué en ce moment… » Mais je n’y crois plus moi-même.

Le soir venu, j’ose aborder le sujet avec Julien. Il est affalé sur le canapé devant le journal télévisé.

— On ne peut pas continuer comme ça…
— Tu veux faire quoi ?
— Parler. Trouver une solution ensemble.

Il soupire longuement. « J’ai l’impression d’étouffer ici… Trois enfants dans 70 mètres carrés… Je n’en peux plus des fins de mois difficiles. »

Je lui prends la main. « On doit s’entraider au lieu de se déchirer… »

Mais il retire sa main. « Tu ne comprends pas… Je me sens piégé. »

Cette nuit-là, je ne dors pas. Je repense à notre histoire : nos débuts à la fac de Tours, nos rêves d’avenir simple mais heureux. Où sont passés nos rires ? Nos projets ?

Les semaines passent et la tension ne fait qu’augmenter. Un soir, alors que je prépare des pâtes pour la troisième fois de la semaine — le frigo est presque vide — Julien rentre plus tard que d’habitude. Il sent l’alcool.

— Tu as bu ?
— J’avais besoin de souffler.

Je sens la panique monter. L’alcool n’a jamais fait partie de notre vie avant.

— Tu ne peux pas fuir comme ça ! On a des enfants !
— Justement ! Trois ! Et je n’en voulais pas autant !

Je m’effondre sur la chaise de la cuisine en sanglotant. Lucie se met à pleurer aussi. Paul et Manon arrivent en courant.

— Maman ? Qu’est-ce qui se passe ?

Je n’ai plus la force de mentir.

— Papa et moi… on traverse une période difficile.

Julien quitte la pièce sans un mot.

Le lendemain matin, il n’est plus là. Un mot griffonné sur la table : « J’ai besoin de réfléchir. »

Les jours suivants sont un cauchemar éveillé. Je dois tout gérer seule : les enfants, le travail à mi-temps, les courses avec les bons alimentaires du CCAS… Ma voisine, Madame Lefèvre, m’aide comme elle peut : « Tu sais Camille, il faut demander de l’aide à une assistante sociale… » Mais j’ai honte.

Un soir, alors que je borde Lucie dans son lit, Manon me demande : « Maman, c’est de ma faute si papa est parti ? » Je la serre fort contre moi.

— Non ma chérie… Ce n’est jamais la faute des enfants.

Mais au fond de moi, je doute encore. Et si j’avais dit non à Julien ? Et si j’avais été plus forte ?

Après deux semaines d’absence, Julien revient enfin. Il a l’air épuisé mais sobre.

— Camille… Je suis désolé.
— Tu m’as laissée seule avec tout ça !
— Je sais… J’ai eu peur. Peur d’être un mauvais père, peur de ne pas y arriver…
— On doit se faire aider Julien. Sinon on va droit dans le mur.

Il acquiesce en silence.

Aujourd’hui encore rien n’est réglé. Nous avons commencé une thérapie de couple à la Maison des Familles du quartier. Les disputes sont moins fréquentes mais l’argent manque toujours autant.

Parfois je regarde mes enfants jouer dans le salon trop petit et je me demande : ai-je eu tort de céder au rêve d’une grande famille ? Ou bien est-ce la société qui nous pousse à croire qu’on peut tout avoir sans jamais rien sacrifier ?

Et vous… avez-vous déjà ressenti ce poids du regret mêlé d’amour ? Comment avez-vous surmonté vos propres tempêtes familiales ?