« Et si je n’existais pas ? » : Le jour où ma belle-famille a décidé sans moi
— Alors, on est d’accord ? On fait le prêt, Camille ?
La voix de ma belle-mère, Monique, claqua dans la salle à manger comme un coup de fouet. Je serrais ma tasse de thé entre mes mains tremblantes, cherchant le regard de Julien, mon mari. Mais il fixait obstinément la nappe à carreaux, les joues rouges. Autour de la table, son père et sa sœur hochaient la tête, déjà convaincus. Moi, je n’étais qu’une ombre.
Je n’avais que 22 ans, mais j’avais déjà l’impression d’avoir vieilli de dix ans depuis mon mariage avec Julien. Nous nous étions connus à la fac, à Rennes. Six mois plus tard, il m’avait demandé en mariage. J’étais folle amoureuse, naïve aussi. Je croyais que l’amour pouvait tout résoudre. Mais la réalité m’a vite rattrapée : Julien n’a jamais vraiment quitté sa famille. Pire, il m’a emmenée vivre chez eux, « le temps qu’on se retourne », disait-il.
Au début, je me suis dit que ce serait temporaire. Mais les mois sont passés. J’ai jonglé entre mon job d’assistante dans une petite librairie et mes études de lettres modernes. Le soir, je rentrais dans cette maison qui n’était pas la mienne, où tout sentait la soupe aux poireaux et le parfum trop fort de Monique.
Ce soir-là, ils avaient décidé qu’il fallait acheter une maison. Pas pour nous deux, non : pour toute la famille. Un projet fou, un prêt sur vingt-cinq ans, chacun devait s’engager. Je n’étais pas d’accord. Je voulais finir mes études, économiser un peu, rêver d’un appartement rien qu’à nous. Mais personne ne m’écoutait.
— Camille ? Tu as entendu ta belle-mère ! s’agaça soudain le père, Gérard.
Je pris une inspiration :
— Je… Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée. On n’a même pas parlé du montant, ni de ce que ça implique pour moi…
Monique leva les yeux au ciel :
— Oh, mais tu es toujours négative ! On fait ça pour la famille ! Tu travailles bien, tu as un CDI à la librairie, tu peux bien te porter caution comme tout le monde !
Julien ne disait rien. Il triturait sa serviette en papier.
— Julien ? Tu en penses quoi ?
Il haussa les épaules :
— Je crois que Maman a raison… C’est une opportunité.
J’ai senti mes yeux me brûler. Une colère sourde montait en moi. J’étais invisible. Juste bonne à signer des papiers et à faire tourner la machine à laver.
Je me suis levée brusquement :
— Je vais prendre l’air.
Dans le jardin, l’air était glacé. J’ai appelé ma mère.
— Maman… Je crois que j’ai fait une bêtise en me mariant si vite.
Sa voix douce a traversé le combiné :
— Camille, tu n’es pas obligée de rester là où on ne t’écoute pas.
Je suis restée dehors longtemps. Quand je suis rentrée, ils avaient déjà sorti le dessert. Personne n’a remarqué mon absence.
Plus tard dans la chambre minuscule qu’on partageait avec Julien — une ancienne chambre d’enfant aux murs tapissés de posters de foot — j’ai tenté une dernière fois :
— Tu trouves ça normal qu’on décide pour moi ?
Il a soupiré :
— Tu dramatises… C’est comme ça dans ma famille. On fait tout ensemble.
— Mais moi ? Je compte pour du beurre ?
Il s’est tourné vers le mur.
Cette nuit-là, je n’ai pas dormi. J’ai repensé à tous ces petits renoncements : mes livres restés chez ma mère, mes vêtements qui sentaient la lessive de Monique, mes rêves d’indépendance étouffés sous les compromis.
Au petit matin, j’ai fait mes valises en silence. Julien dormait encore. J’ai laissé un mot sur l’oreiller : « Je ne peux pas vivre dans une famille où je n’existe pas. »
J’ai pris le premier train pour Nantes. Ma mère m’a accueillie sans un mot, juste une étreinte longue et silencieuse.
Les jours suivants ont été difficiles. J’ai culpabilisé — pour Julien, pour la famille que je laissais derrière moi. Mais peu à peu, j’ai retrouvé mon souffle. J’ai repris mes études à distance et trouvé un petit studio sous les toits.
Parfois je me demande : est-ce que j’aurais dû rester et me battre davantage ? Ou bien ai-je eu raison de partir avant de me perdre complètement ?
Et vous… À quel moment faut-il dire stop quand on ne vous écoute plus ?