Entre Silence et Colère : Le Cri d’une Mère Oubliée

« Tu sais au moins quelle est la couleur préférée de Camille ? » Ma voix tremble, mais je ne peux plus retenir cette question. Il est vingt-deux heures, la vaisselle traîne dans l’évier, et Paul, mon mari, lève à peine les yeux de son ordinateur. Il soupire, agacé, comme si ma question était une attaque gratuite.

« Mais pourquoi tu me demandes ça maintenant ? »

Je serre les poings. Je me retiens de crier. Parce que c’est tous les jours pareil. Parce que Camille, notre fille de huit ans, a pleuré ce soir en me disant : « Papa ne sait même pas ce que j’aime… »

Je me souviens du jour où elle est née. Paul était là, bien sûr, mais déjà un peu ailleurs. Il a pris la photo obligatoire, a envoyé le SMS à ses parents, puis il est reparti travailler dès le lendemain. Moi, j’ai plongé dans la maternité comme on tombe dans l’eau glacée : sans préparation, sans bouée. Les nuits blanches, les coliques, les premiers pas… J’ai tout vécu seule. Paul disait toujours : « Je ramène l’argent, c’est déjà pas mal. »

Mais aujourd’hui, ce n’est plus une question d’argent. Camille grandit, elle pose des questions, elle réclame son père. Et lui ? Il ne sait même pas qu’elle a peur du noir, qu’elle déteste les carottes râpées ou qu’elle rêve de devenir vétérinaire.

Ce soir-là, après ma question sur la couleur préférée de Camille (le violet, évidemment), Paul hausse les épaules :

« Tu sais très bien que je bosse beaucoup. Je fais ce que je peux. »

Je sens la colère monter. « Ce que tu peux ? Tu ne sais même pas dans quelle classe elle est ! Tu n’as jamais assisté à une réunion parents-profs ! »

Il claque son ordinateur. « Tu veux quoi ? Que je quitte mon boulot ? Que je sois là H24 ? »

Je me tais. Je n’ai plus la force de me battre ce soir. Mais dans ma tête, tout tourne en boucle : pourquoi suis-je la seule à porter ce fardeau ? Pourquoi l’amour paternel semble-t-il optionnel ?

Le lendemain matin, Camille s’habille seule pour l’école. Elle choisit sa robe violette – celle que Paul n’a jamais remarquée. Je prépare le petit-déjeuner en silence. Paul descend en trombe, attrape un café et file sans un mot. Camille me regarde avec ses grands yeux tristes.

« Maman, pourquoi papa ne veut jamais jouer avec moi ? »

Je ravale mes larmes. « Il travaille beaucoup, ma chérie… »

Mais au fond de moi, je sais que ce n’est pas une excuse.

Les semaines passent et rien ne change. J’essaie d’impliquer Paul : « Tu veux venir à la fête de l’école ? » Il répond toujours qu’il a une réunion importante. « Tu veux l’emmener au cinéma dimanche ? » Il doit finir un dossier urgent.

Un soir, je craque. Je lui dis tout : ma solitude, ma fatigue, la tristesse de Camille. Il me regarde comme si j’exagérais.

« Tu dramatises tout le temps ! Toutes les familles ne sont pas parfaites ! »

Mais ce n’est pas une question de perfection. C’est une question de présence.

Un samedi matin, alors que Paul dort encore, Camille vient s’asseoir à côté de moi sur le canapé.

« Maman… tu crois que papa m’aime ? »

Cette question me transperce le cœur.

Je décide alors d’agir autrement. J’inscris Paul à la réunion parents-profs sans lui demander son avis et je lui annonce la date devant Camille.

« Mardi prochain, tu viens avec moi à l’école. C’est important pour Camille. »

Il râle mais il vient. Dans la salle de classe, il semble perdu parmi les autres parents qui discutent avec leurs enfants. La maîtresse parle des progrès de Camille ; Paul découvre qu’elle est douée en dessin et qu’elle a du mal en maths.

Sur le chemin du retour, il reste silencieux. Puis il murmure :

« Je ne savais pas tout ça… »

Je ne réponds rien. Je suis épuisée d’avoir à forcer les choses.

Le soir même, Camille dessine un cœur pour son père et le glisse sous sa porte. Paul le trouve et vient me voir dans la cuisine.

« Je crois que j’ai raté quelque chose… »

Je le regarde droit dans les yeux : « Il n’est pas trop tard pour changer. Mais il faut que tu le veuilles vraiment. »

Depuis ce jour-là, Paul fait des efforts – petits mais réels. Il lit une histoire à Camille avant de dormir (même s’il oublie parfois les prénoms des personnages), il vient aux spectacles de l’école (même s’il baille un peu), il apprend doucement à connaître sa fille.

Mais au fond de moi subsiste une blessure : pourquoi ai-je dû supplier pour obtenir ce qui devrait être naturel ? Pourquoi tant de pères en France pensent-ils encore que leur rôle se limite à celui du pourvoyeur ?

Parfois je me demande : combien d’enfants grandissent ainsi dans le silence d’un amour absent ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?