Entre Deux Feux : Ma Mère, Mon Mari, Mon Fils

— Tu ne vas quand même pas lui donner ce yaourt avant le dîner, Claire !

La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tranchante comme une lame. Je serre la petite cuillère dans ma main, hésitante. Mon fils Paul, trois ans, me regarde avec ses grands yeux noisette, ne comprenant pas pourquoi sa grand-mère hausse le ton. Je soupire et repose le yaourt sur la table.

— Maman, c’est juste un yaourt…

— Juste un yaourt ? Et après tu t’étonnes qu’il ne mange plus rien à table !

Julien entre à ce moment-là, les sourcils froncés. Il a entendu. Il entend tout depuis que maman est là. Il ne dit rien, mais je sens la tension dans ses épaules. Depuis trois mois, notre appartement de Lyon est devenu trop petit pour contenir nos trois caractères.

Tout a commencé après mon retour de la maternité. J’étais épuisée, perdue, et maman a proposé de venir s’installer chez nous « le temps que tu reprennes des forces ». J’ai accepté sans réfléchir, soulagée à l’idée d’avoir de l’aide. Mais je n’avais pas prévu que cette aide deviendrait une présence constante, pesante, qui s’immisce dans chaque recoin de notre vie.

Le soir, après avoir couché Paul, Julien et moi nous retrouvons dans le salon. Il allume la télé sans conviction.

— Il faut qu’on parle, Claire.

Je sais ce qu’il va dire. Il me l’a déjà dit cent fois.

— Je sais…

— Non, tu ne sais pas. Je n’en peux plus. J’ai l’impression d’être un étranger chez moi. Ta mère décide de tout : à quelle heure on mange, ce que Paul doit porter, même la façon dont on range la vaisselle !

Je baisse les yeux. Je me sens coupable. Entre Julien et maman, je suis écartelée. Je voudrais plaire à tout le monde, mais je n’y arrive pas.

Le lendemain matin, alors que je prépare le café, maman arrive derrière moi.

— Tu as bien dormi ?

Je hoche la tête.

— Tu sais, Claire, tu devrais écouter un peu plus les conseils de ta mère. J’ai élevé deux enfants toute seule après le départ de ton père. Je sais ce que c’est.

Je ravale mes larmes. Oui, elle a tout sacrifié pour nous. Mais aujourd’hui, j’ai besoin d’être mère à mon tour.

Les jours passent et la tension monte. Paul commence à faire des cauchemars. Il réclame son papa quand il se réveille en pleurant la nuit. Julien dort de plus en plus souvent sur le canapé.

Un soir, alors que je borde Paul, il me chuchote :

— Maman, pourquoi papi il vient jamais ?

Je reste figée. Mon père est parti quand j’avais six ans. Maman n’en parle jamais. Je sens une boule dans ma gorge.

— Il est loin, mon cœur…

En sortant de la chambre, je croise maman dans le couloir.

— Tu devrais lui dire la vérité un jour.

Sa voix est sèche. Je sens toute la rancœur accumulée au fil des années.

Plus tard dans la soirée, j’essaie d’en parler à Julien.

— On ne peut pas continuer comme ça…

Il me regarde avec lassitude.

— C’est toi qui dois décider, Claire. Moi je n’ai plus ma place ici tant que ta mère sera là.

Je passe la nuit à pleurer en silence. Le lendemain matin, je prends mon courage à deux mains.

— Maman… Il faut qu’on parle.

Elle me regarde sans comprendre.

— Je crois qu’il est temps que tu retournes chez toi…

Son visage se ferme. Elle ne dit rien pendant un long moment.

— Très bien. Si c’est ce que tu veux…

Elle fait sa valise en silence. Paul pleure en la voyant partir. Moi aussi. Julien reste distant, comme s’il avait peur que tout recommence.

Les jours suivants sont étranges. La maison paraît vide sans elle. Mais peu à peu, Julien et moi retrouvons notre complicité perdue. Paul rit à nouveau.

Un dimanche matin, maman m’appelle.

— Tu vas bien ?

Sa voix tremble un peu.

— Oui… On va bien.

Un silence gênant s’installe.

— Tu sais… Je voulais juste t’aider…

Je ferme les yeux pour retenir mes larmes.

— Je sais, maman.

Depuis ce jour-là, notre relation a changé. Plus distante mais aussi plus honnête. J’ai compris qu’on ne peut pas porter tout le poids du passé sur ses épaules sans finir par s’écrouler.

Parfois je me demande : était-ce égoïste de demander à ma mère de partir ? Ou fallait-il simplement que j’apprenne à poser mes limites ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?