Dix ans de mariage : suis-je seulement la bonne de la famille ?
« Claire, tu as pensé à repasser ma chemise pour demain ? » La voix de François résonne dans le couloir, tranchante, comme un rappel brutal de mon rôle. Je serre les poings sur le torchon mouillé, la vaisselle encore fumante entre mes mains. Dix ans. Dix ans à courir après le temps, à jongler entre les lessives, les devoirs d’Adrien et de Juliette, les repas à préparer, les rendez-vous chez le médecin, et ce travail à mi-temps à la mairie qui ne compte jamais vraiment aux yeux de personne.
Je me souviens du jour de notre mariage à la mairie de Tours. J’étais si fière, si pleine d’espoir. François me regardait comme si j’étais la huitième merveille du monde. Aujourd’hui, il ne me regarde plus vraiment. Il me traverse du regard, comme on traverse un couloir familier. Je suis devenue le décor de sa vie.
« Maman, tu as vu mon pull bleu ? » crie Juliette depuis sa chambre. Je soupire. Encore une chose à retrouver, encore une mission invisible. Je monte l’escalier en vitesse, le cœur serré. Où suis-je passée dans tout ça ?
Le soir, quand tout le monde dort, je m’assois sur le canapé du salon plongé dans la pénombre. Je regarde les photos accrochées au mur : vacances à La Rochelle, Noël chez mes parents à Angers, anniversaires… Sur chaque cliché, je souris. Mais ce soir, je ne souris plus. Je me demande : est-ce que quelqu’un voit tout ce que je fais ? Est-ce que quelqu’un s’en soucie ?
Un samedi matin, alors que je prépare des crêpes pour le petit-déjeuner, François lit Le Monde sans lever les yeux vers moi. « Tu pourrais acheter du beurre salé la prochaine fois ? » lance-t-il d’un ton neutre. Je sens une colère sourde monter en moi. « Tu pourrais aussi aller en acheter toi-même », je rétorque sèchement. Il lève enfin les yeux, surpris par mon ton. « Qu’est-ce qui te prend ? »
Je n’en peux plus. Je pose la spatule et m’assois en face de lui. « François, tu ne me vois plus. Pour toi, je suis juste celle qui fait tourner la maison. Tu ne me demandes jamais comment je vais, ce que je ressens… »
Il soupire, agacé : « Tu exagères. Tout le monde a ses rôles dans une famille. Moi je travaille beaucoup pour qu’on ne manque de rien. »
Je sens les larmes monter mais je refuse de pleurer devant lui. « Et moi alors ? Mon travail à la mairie ne compte pas ? Mes journées qui commencent à 6h et finissent à 23h non plus ? »
Il hausse les épaules : « Tu sais bien que c’est différent… »
Ce soir-là, je dors mal. Les mots tournent en boucle dans ma tête. Je repense à ma mère qui m’a toujours dit : « Ne t’oublie jamais dans ton couple ». Mais c’est exactement ce que j’ai fait.
Le lendemain, j’appelle mon amie Sophie. Elle aussi est mariée depuis dix ans. Sa voix est fatiguée : « Tu sais Claire, moi aussi j’ai l’impression d’être devenue invisible… » On parle longtemps, on rit un peu aussi de nos galères de mères débordées. Mais au fond de moi, une idée germe : il faut que ça change.
Je décide d’en parler à mes enfants. Un soir, après le dîner, je leur dis : « Vous savez, maman aussi a besoin qu’on l’aide à la maison. Je ne peux pas tout faire toute seule. » Adrien râle un peu mais Juliette propose de vider le lave-vaisselle. Ce n’est pas grand-chose mais c’est un début.
Avec François, c’est plus compliqué. Il rentre tard du travail et s’enferme dans son bureau pour finir des dossiers. Un soir, je frappe à sa porte : « On peut parler ? » Il soupire mais accepte.
« François, j’ai besoin que tu comprennes que je ne suis pas juste la femme qui gère tout ici. J’ai besoin de reconnaissance, d’attention… J’ai besoin qu’on partage les tâches et qu’on se retrouve tous les deux comme avant… »
Il me regarde longtemps sans rien dire puis finit par murmurer : « Je ne savais pas que tu souffrais autant… »
Les semaines passent et petit à petit, il fait des efforts : il prépare parfois le dîner, propose une sortie en famille le dimanche. Ce n’est pas parfait mais c’est un début.
Un soir d’été, alors que nous marchons sur les bords de Loire main dans la main – cela n’était pas arrivé depuis des années – il me dit : « Merci de m’avoir ouvert les yeux, Claire. J’ai eu peur de te perdre… »
Je souris tristement : « Moi aussi j’ai eu peur de me perdre… »
Aujourd’hui encore, rien n’est gagné. Il y a des rechutes, des disputes sur qui doit sortir les poubelles ou aider Juliette avec ses devoirs. Mais j’ai compris une chose essentielle : il faut parler, il faut dire quand ça ne va pas. Et surtout, il faut se rappeler qu’on existe en dehors des rôles qu’on nous impose.
Parfois je me demande : combien sommes-nous en France à vivre cette invisibilité silencieuse ? Combien de femmes se sentent prisonnières d’un rôle qu’elles n’ont pas choisi ? Et vous… vous sentez-vous parfois comme moi ?