Ce que j’ai entendu quand Paul a oublié de raccrocher
« Tu as vu comment ils vivent, franchement ? »
La voix de Paul résonne, crue, dans mon oreille. Je reste figée, le téléphone encore collé à ma joue, le cœur battant à tout rompre. Je n’aurais jamais dû entendre ça. Je n’aurais jamais dû savoir ce qu’il pensait vraiment de nous. Mais voilà, il a oublié de raccrocher. Et moi, je suis là, dans la cuisine, la main tremblante, à écouter mon ami d’enfance déverser son fiel auprès de sa femme.
« Non mais, Élodie est gentille, hein, mais sa famille… Tu as vu leur maison ? On dirait qu’ils vivent dans les années 80 ! Et puis son frère, toujours au chômage… Je ne comprends pas comment ils font pour s’en sortir. »
Un rire étouffé de la part de Sophie, sa femme. « C’est vrai que c’est un peu vieillot chez eux… Mais bon, ils sont sympas. »
Paul reprend, plus bas, mais je tends l’oreille, incapable de raccrocher, comme hypnotisée par la cruauté de ses mots. « Je me demande parfois pourquoi je continue à fréquenter Élodie. On n’a plus rien en commun. Elle reste coincée dans son petit monde, avec ses problèmes de famille… »
Je raccroche enfin, la gorge serrée. Je sens les larmes monter, mais je refuse de pleurer. Pas maintenant. Pas pour lui. Je m’assois sur la chaise en bois de la cuisine, celle que mon père a réparée mille fois, et je regarde autour de moi : les rideaux à fleurs délavés, la vieille commode héritée de ma grand-mère, les photos de famille accrochées de travers. Oui, ce n’est pas moderne. Oui, mon frère galère. Mais c’est chez moi. C’est ma vie.
Le week-end approche. J’ai promis à mes parents que Paul et Sophie viendraient pour le barbecue. Ma mère a déjà prévu de faire sa fameuse tarte aux pommes. Mon père a sorti le vieux barbecue du garage. Mon frère, Thomas, a même proposé d’acheter des merguez avec ses dernières économies. Je n’ai rien dit à personne. Comment leur expliquer que Paul ne nous respecte pas ? Que tout ce que je croyais solide n’était qu’une façade ?
Le samedi matin, je me réveille avec une boule au ventre. Je repense à notre enfance, à Paul et moi courant dans les champs derrière la maison, à nos secrets partagés sous la cabane en bois. Comment a-t-il pu changer à ce point ? Ou alors… est-ce moi qui n’ai rien vu ?
À midi, ils arrivent. Paul me fait la bise, comme si de rien n’était. Sophie sourit, un peu gênée. Je sens son regard glisser sur la tapisserie défraîchie, sur les meubles dépareillés. Mon frère les accueille avec son habituel enthousiasme, ignorant tout de ce qui se trame.
Le repas commence. Les rires fusent, mais je me sens étrangère à ma propre table. Paul parle de son nouveau poste à la mairie, de ses vacances en Bretagne. Il évite soigneusement de parler de nous, de notre quotidien. Ma mère lui sert une part de tarte, les yeux brillants de fierté. Mon père lui demande des nouvelles de ses parents. Tout semble normal, mais je vois bien les regards en coin, les sourires forcés.
À un moment, Paul se penche vers moi :
— Tu as l’air fatiguée, Élodie. Tout va bien ?
Je le fixe droit dans les yeux. J’ai envie de tout lui balancer, de lui dire ce que j’ai entendu. Mais je me retiens. Pas devant ma famille. Pas aujourd’hui.
Après le repas, alors que tout le monde est dehors autour du barbecue, je le prends à part dans le jardin.
— Paul, pourquoi tu viens encore ici ?
Il me regarde, surpris.
— Comment ça ? Ben… parce qu’on est amis, non ?
Je serre les poings.
— Tu es sûr ? Parce que parfois, j’ai l’impression que tu te forces. Que tu nous juges.
Il détourne les yeux, mal à l’aise.
— Mais non, tu te fais des idées…
Je le coupe, la voix tremblante :
— J’ai entendu ce que tu as dit à Sophie l’autre soir. Tu n’avais pas raccroché.
Un silence lourd s’installe. Paul pâlit.
— Élodie, je… Je suis désolé. Je ne pensais pas ce que j’ai dit. C’était idiot, j’étais énervé…
Je secoue la tête.
— Non, tu le pensais. Et tu n’es pas obligé de faire semblant. Si tu n’as plus envie d’être mon ami, dis-le.
Il soupire, passe une main dans ses cheveux.
— Ce n’est pas si simple… On a grandi ensemble, mais nos vies ont changé. Parfois, je me sens perdu avec tout ça. Je ne voulais pas te blesser.
Je sens les larmes couler sur mes joues. Je n’ai plus la force de cacher ma peine.
— Tu m’as blessée quand même. Et tu as blessé ma famille, même s’ils ne le savent pas.
Paul baisse la tête. Je le laisse là, au milieu du jardin, et je retourne vers les miens. Mon frère me lance un clin d’œil complice, ma mère me serre la main discrètement. Je me rends compte que malgré tout, c’est eux qui comptent vraiment.
Le soir venu, après le départ de Paul et Sophie, je m’assois seule sur la terrasse. Le silence est apaisant. Je repense à tout ce qui s’est passé, à tout ce qui a été dit — et à tout ce qui ne le sera jamais.
Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à ceux qui nous trahissent ? Ou faut-il apprendre à avancer sans eux ? Je me demande si l’amitié peut survivre à la vérité.