Au Carrefour des Silences : Quand l’Amitié S’effrite
— Tu sais, je n’ai même plus le temps de respirer ! Entre le boulot, les enfants, et Paul qui ne m’aide jamais… Je ne sais pas comment tu fais, toi, pour rester aussi zen.
Je serre la poignée de mon panier, debout entre les rayons du Carrefour Market, le cœur battant. Camille parle vite, trop vite, comme si elle avait peur que le silence s’installe. Cela fait six mois que je n’ai pas eu de ses nouvelles. Six mois de messages lus mais jamais répondus, de « On se voit bientôt ? » restés sans suite. Et là, par hasard, entre les yaourts et les céréales, elle est là, devant moi, comme si rien n’avait changé.
Je me force à sourire. « Je… Je fais ce que je peux. »
Mais elle ne m’écoute déjà plus. Elle enchaîne sur son nouveau poste à la mairie, sur la maîtresse de son fils qui « ne comprend rien aux enfants précoces », sur sa belle-mère qui s’incruste tous les dimanches. Je hoche la tête, ponctue d’un « Ah bon ? » ou d’un « Tu dois être épuisée », mais au fond de moi, une colère sourde monte. Où est passée la Camille qui me demandait comment j’allais ? Celle qui savait deviner mes silences ?
Je repense à nos après-midis d’étudiantes à la terrasse du Café du Commerce, à refaire le monde autour d’un chocolat chaud. À nos fous rires dans le tramway, à nos confidences sur nos amours ratés. Aujourd’hui, j’ai l’impression d’être invisible.
— Tu sais, j’ai pensé à toi l’autre jour, commence-t-elle soudain. J’ai vu une affiche pour un concert de Zazie et je me suis dit : « Tiens, ça plairait à Sophie ! »
Je souris faiblement. C’est la première fois qu’elle prononce mon prénom depuis le début de la conversation.
— Et toi alors ? Ça va ?
La question tombe comme une formalité. Je sens qu’elle attend déjà ma réponse pour mieux rebondir sur ses propres soucis.
— Oui… Enfin non, pas vraiment. Maman est tombée malade il y a deux mois. J’essaie de jongler entre l’hôpital et le travail…
Mais Camille regarde sa montre. Elle soupire.
— Oh mince ! Je dois filer chercher Arthur à l’école. On se fait un café bientôt ? Promis !
Elle m’embrasse sur la joue et disparaît dans la foule des clients pressés. Je reste là, figée, le panier à la main, les yeux embués. J’aurais voulu lui dire que je me sens seule, que j’ai besoin d’elle. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge.
Sur le chemin du retour, je repense à notre amitié. Est-ce moi qui ai changé ? Ou est-ce elle ? Peut-être que la vie nous a simplement éloignées, chacune absorbée par ses propres tempêtes. Mais pourquoi ce sentiment d’injustice ? Pourquoi ai-je l’impression d’avoir été trahie par le silence ?
Le soir, en rentrant chez moi, je retrouve mon père assis devant la télévision. Il me regarde à peine.
— Ça va, Sophie ?
Je hausse les épaules.
— Oui… Enfin non. C’est compliqué.
Il ne pose pas de questions. Chez nous, on ne parle pas beaucoup des émotions. Maman a toujours été celle qui écoutait, qui consolait. Maintenant qu’elle est malade, tout semble s’effondrer.
Je monte dans ma chambre et relis les anciens messages de Camille sur mon téléphone. Des photos de vacances à La Baule, des blagues idiotes sur nos collègues… Tout paraît si loin.
Le lendemain matin, je croise mon voisin, Monsieur Lefèvre, en descendant les poubelles.
— Vous avez l’air fatiguée, Sophie. Tout va bien ?
Je souris poliment.
— Oui, merci.
Mais il insiste :
— Vous savez, parfois il faut savoir demander de l’aide. On ne peut pas tout porter tout seul.
Ses mots résonnent en moi toute la journée. Peut-être que j’attends trop des autres. Peut-être que Camille aussi se sent dépassée par sa vie et qu’elle n’a plus la force d’écouter les malheurs des autres.
Le week-end arrive. Je décide d’appeler Camille. Sa voix est enjouée au téléphone.
— Sophie ! Ça alors ! Tu tombes bien, j’allais justement t’envoyer un message !
Je retiens un rire amer.
— Tu as cinq minutes pour qu’on parle ?
Elle hésite.
— Là tout de suite ? Je suis en train de préparer le déjeuner pour les enfants… Mais vas-y !
J’inspire profondément.
— Camille… J’ai besoin de te parler vraiment. Pas juste des banalités ou des soucis du quotidien. J’ai besoin de retrouver notre amitié d’avant. Celle où on pouvait tout se dire sans compter le temps.
Un silence gênant s’installe.
— Tu sais… Je crois que je n’y arrive plus, Sophie. J’ai l’impression d’être submergée par ma propre vie. Je ne veux pas te blesser mais… Je ne sais pas si j’ai encore la place pour autre chose.
Je sens mes larmes couler sans bruit.
— D’accord… Merci d’avoir été honnête.
On raccroche sans se dire au revoir.
Le soir même, je vais voir maman à l’hôpital. Elle dort paisiblement. Je lui prends la main et murmure :
— Tu sais maman… Même les amitiés les plus fortes peuvent se briser sans qu’on comprenne pourquoi. Est-ce que c’est ça grandir ? Apprendre à perdre ceux qu’on aime ?
Je regarde par la fenêtre la ville s’endormir et je me demande : Combien sommes-nous à souffrir en silence de ces liens qui se défont ? Est-ce que c’est moi qui attends trop des autres… ou est-ce simplement la vie qui nous change tous ?