« Tu dors encore ? Il serait temps de préparer le petit-déjeuner pour Paul ! » – La fin d’un amour dans la banlieue parisienne

« Tu dors encore ? Il serait temps de préparer le petit-déjeuner pour Paul ! » La voix de ma belle-mère résonne dans le combiné, sèche, tranchante, comme un coup de couteau dans le silence du matin. Je regarde l’horloge : 7h12. Je n’ai dormi que trois heures. Paul ronfle à côté de moi, paisible, inconscient du chaos qui m’habite. Je serre le téléphone, la gorge nouée.

« Oui, Madame Dubois, j’y vais… » Ma voix tremble. Je raccroche, les larmes me montent aux yeux. Encore une fois, c’est moi qui dois tout faire. Préparer le petit-déjeuner, réveiller Paul, ranger la cuisine, déposer les enfants à l’école… Mais il n’y a pas d’enfants. Juste Paul, mon compagnon depuis huit ans, qui s’est transformé en enfant capricieux.

Je descends à la cuisine. Les miettes de la veille jonchent la table. La cafetière est vide. Je prépare le café, coupe du pain, sors la confiture. J’entends Paul descendre l’escalier en traînant les pieds.

— Tu as vu où sont mes chaussettes ?

Je ferme les yeux. Encore cette question. Toujours les mêmes petites demandes qui s’accumulent comme des pierres dans mon sac à dos invisible.

— Dans le tiroir du haut, comme toujours.

Il grogne, s’assoit à table sans un mot de plus. Je pose devant lui son café et son pain beurré. Il ne me regarde même pas.

Je repense à nos débuts. Paul était drôle, tendre, attentionné. On riait ensemble dans les rues de Montreuil, on rêvait d’un avenir simple mais heureux. Mais depuis que sa mère a pris l’habitude d’appeler chaque matin pour vérifier que « tout va bien », il a changé. Ou peut-être est-ce moi qui ai changé ?

La routine s’est installée comme une moisissure sur nos murs. Je travaille à mi-temps à la médiathèque municipale, je gère la maison, les courses, les factures. Paul travaille dans une petite entreprise d’informatique à Vincennes mais refuse toute responsabilité domestique.

Un jour, j’ai tenté d’en parler avec lui.

— Paul, tu pourrais m’aider un peu plus à la maison ?

Il a haussé les épaules.

— Tu sais bien que je suis crevé en rentrant… Et puis tu fais ça tellement mieux que moi.

J’ai senti la colère monter en moi mais je n’ai rien dit. J’ai pris sur moi, encore et encore.

Mais ce matin-là, après l’appel de sa mère, j’ai craqué. J’ai posé la tasse devant lui un peu trop fort.

— Tu ne trouves pas que c’est toujours moi qui fais tout ici ?

Il m’a regardée comme si je venais de parler chinois.

— Tu exagères… Ma mère veut juste s’assurer que tu ne manques de rien.

J’ai éclaté de rire, un rire nerveux et amer.

— Que JE ne manque de rien ? C’est plutôt toi qui ne manques de rien !

Il s’est levé brusquement.

— Tu deviens hystérique, franchement…

Le mot m’a giflée. Hystérique. Comme si mes émotions n’avaient aucune valeur.

Je suis montée dans notre chambre et j’ai ouvert la valise sous le lit. J’y ai mis quelques vêtements, mon carnet de notes, une photo de mes parents disparus et mon livre préféré : « L’Écume des jours » de Boris Vian.

Paul est monté derrière moi.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je pars.

Il a ri, croyant à une blague.

— Arrête tes bêtises…

Mais je ne plaisantais pas. Je suis descendue avec ma valise, j’ai croisé le regard inquiet du voisin sur le palier et j’ai claqué la porte derrière moi.

Dans la rue, l’air frais m’a fouettée le visage. J’ai marché sans but précis jusqu’au parc des Beaumonts. Je me suis assise sur un banc et j’ai pleuré toutes les larmes que je retenais depuis des mois.

Mon téléphone a vibré : dix appels manqués de Paul, trois messages vocaux de sa mère. Je n’ai pas répondu.

Je me suis souvenue des paroles de ma grand-mère : « On ne peut pas changer un homme qui ne veut pas grandir. Mais on peut se sauver soi-même. »

J’ai passé la nuit chez mon amie Claire à Bagnolet. Elle m’a accueillie sans poser de questions, m’a préparé un thé et m’a laissé pleurer sur son épaule.

Le lendemain matin, j’ai appelé mon patron pour demander quelques jours de congé. J’ai commencé à chercher un studio à louer sur Le Bon Coin. J’avais peur mais je me sentais légère pour la première fois depuis des années.

Paul a continué d’appeler pendant des semaines. Sa mère aussi. Elle m’a laissé un message glacial : « Tu détruis notre famille. » Mais quelle famille ? Une famille où je n’existe plus ?

Petit à petit, j’ai reconstruit ma vie. J’ai trouvé un petit studio sous les toits à Montreuil. J’ai repris goût à mon travail à la médiathèque, j’ai renoué avec mes amis perdus de vue. J’ai même commencé à écrire un journal intime pour comprendre comment j’en étais arrivée là.

Parfois, je croise Paul au marché ou dans le métro. Il baisse les yeux ou tente un sourire gêné. Je n’éprouve plus ni colère ni tristesse — juste une immense fatigue et un peu de pitié pour lui… et pour celle que j’étais.

Aujourd’hui encore, je me demande : combien sommes-nous en France à porter ce poids invisible ? À sacrifier nos rêves pour des hommes qui refusent de grandir ? Et vous… jusqu’où iriez-vous pour vous sauver vous-même ?