Sous le regard froid de ma belle-mère : l’histoire de Michèle

« Tu n’es pas comme Hélène, tu sais. Elle, au moins, savait recevoir. »

La voix glaciale de Madame Claudine résonne encore dans la cuisine, alors que je serre la nappe entre mes doigts tremblants. Je viens de renverser un peu de vin sur la table, et son regard me transperce. Je voudrais disparaître, mais je reste là, figée, incapable de répondre. Mon mari, Romain, baisse les yeux. Il ne dit rien. Il ne dit jamais rien quand sa mère me rabaisse.

Je m’appelle Michèle. J’ai trente-deux ans et je vis à Tours depuis cinq ans. Mais parfois, j’ai l’impression d’être une étrangère dans ma propre vie. Peut-être parce que je l’ai toujours été, depuis ce jour où ma mère m’a laissée sur le pas de la porte de ma grand-mère, à Limoges. J’avais neuf ans. Elle m’a embrassée sur le front, les yeux rouges d’avoir trop pleuré ou trop bu – je n’ai jamais su – puis elle est partie sans se retourner.

Ma grand-mère, Jeanne, était une femme dure et silencieuse. Elle m’a accueillie sans un mot, m’a montré ma chambre – une pièce froide avec un lit en fer et des draps rêches – puis elle a repris sa vie comme si je n’étais qu’une ombre de plus dans la maison. Je l’aimais, mais elle avait peur de moi, ou peut-être de ce que je représentais : un rappel constant de sa fille perdue.

Les années ont passé dans cette maison silencieuse. J’ai appris à me taire, à marcher sans bruit, à ne pas déranger. À l’école, on se moquait de mon accent – j’avais vécu mes premières années à Bruxelles avec ma mère – et de mes vêtements trop grands. Je n’ai jamais su comment me faire des amis.

Quand j’ai rencontré Romain à la fac, il m’a semblé être un miracle. Il était drôle, brillant, entouré d’amis. Il m’a regardée comme personne ne l’avait jamais fait. Nous nous sommes mariés rapidement, peut-être trop vite. Sa mère n’a pas assisté au mariage.

Dès le début, Madame Claudine a fait comprendre qu’elle ne m’acceptait pas. « Hélène était parfaite », disait-elle en parlant de l’ex-femme de Romain. « Elle savait cuisiner, elle avait du style… » Moi, je n’étais qu’une fille sans racines, sans famille digne de ce nom.

Un soir d’hiver, alors que nous dînions chez elle pour Noël, elle a lancé devant tout le monde : « Tu sais, Romain aurait pu épouser quelqu’un de mieux. » J’ai senti les larmes monter mais je les ai ravales. J’ai appris à encaisser.

Romain ne prend jamais ma défense. Il dit qu’il ne veut pas faire d’histoires avec sa mère. Mais chaque silence est une trahison supplémentaire.

Un jour, j’ai décidé de tout faire pour plaire à Madame Claudine. J’ai suivi des cours de cuisine française – blanquette de veau, tarte Tatin – j’ai refait la décoration du salon dans un style plus classique, j’ai même changé ma façon de m’habiller : tailleur sobre, cheveux tirés en chignon.

Mais rien n’y fait. Elle trouve toujours quelque chose à redire : « Tu as mis trop de sel », « Cette couleur ne te va pas », « Hélène aurait choisi autre chose ». Parfois, j’ai envie de crier : « Mais Hélène n’est plus là ! »

Un dimanche après-midi, alors que nous prenions le café chez elle, elle a sorti une vieille boîte à photos. Elle a montré à Romain des clichés d’Hélène en robe blanche lors d’un gala : « Tu te souviens comme elle était élégante ? » J’ai senti mon cœur se serrer. Je me suis levée pour aller chercher un verre d’eau dans la cuisine. Là-bas, j’ai éclaté en sanglots silencieux.

Ma solitude est revenue comme une vague glacée. Je repense à ma mère qui m’a abandonnée, à ma grand-mère qui ne savait pas aimer autrement qu’en préparant une soupe chaude ou en tricotant des écharpes trop longues.

Un soir, après une énième remarque blessante de Madame Claudine lors d’un dîner familial – « Tu ne sais vraiment pas recevoir » – j’ai craqué devant Romain.

— Pourquoi tu ne dis jamais rien ? Pourquoi tu la laisses me traiter comme ça ?

Il a haussé les épaules :
— C’est ma mère… Elle est comme ça avec tout le monde.
— Non ! Pas avec tout le monde ! Avec moi !

Il s’est tu. J’ai compris que je ne pouvais compter que sur moi-même.

J’ai commencé à écrire des lettres à ma mère – que je n’envoie jamais – pour lui dire tout ce que j’aurais voulu lui dire enfant : pourquoi tu es partie ? Est-ce que tu penses à moi parfois ? Est-ce que tu regrettes ?

Un matin, alors que je rangeais le grenier chez Madame Claudine (elle avait exigé mon aide), je suis tombée sur une lettre jaunie adressée à Romain. C’était Hélène qui écrivait : elle disait qu’elle partait parce qu’elle ne supportait plus la pression de sa belle-mère.

J’ai compris alors que ce n’était pas moi le problème. Que personne ne serait jamais assez bien pour Madame Claudine.

Ce soir-là, j’ai décidé d’arrêter de me battre pour son amour. J’ai préparé un dîner simple pour Romain et moi – une soupe comme celle que faisait ma grand-mère – et je lui ai dit :
— Je ne veux plus vivre dans l’ombre d’Hélène ou sous le regard de ta mère. Je veux être moi-même.

Il m’a regardée longtemps sans rien dire. Puis il a pris ma main.

Aujourd’hui encore, je me demande : pourquoi cherchons-nous tant l’approbation de ceux qui ne veulent pas nous aimer ? Est-ce que l’amour doit toujours être une lutte ?

Et vous… avez-vous déjà eu l’impression de ne jamais être assez bien pour quelqu’un ?