Quand ma mère a choisi le silence des voisins
— Tu ne comprends donc jamais rien, Élodie !
La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la poignée du sac à dos, les yeux embués. Il est 18h30, le soleil décline sur les champs de lavande derrière la maison, mais à l’intérieur, l’air est lourd, presque irrespirable.
Tout a commencé ce matin-là, quand j’ai vu la lettre sur la table : « Travaux au collège, ramassage scolaire annulé pendant une semaine. » Je savais que je n’aurais aucun moyen d’y aller à pied, dix kilomètres sur des routes de campagne sans trottoir. J’ai pris mon courage à deux mains et demandé à ma mère si elle pouvait m’emmener en voiture.
Elle a soupiré, puis a dit :
— Demande à Madame Lefèvre ou à Monsieur Dubois, ils passent devant le collège tous les matins.
J’ai obéi, même si je savais déjà ce qui m’attendait. Madame Lefèvre m’a regardée avec ce sourire pincé qu’elle réserve aux enfants des autres :
— Oh, tu sais, ma voiture est déjà pleine avec mes deux garçons et leur copain. Peut-être vois avec quelqu’un d’autre ?
Monsieur Dubois n’a même pas pris la peine d’ouvrir sa porte. Sa femme m’a dit qu’il partait trop tôt pour moi.
Quand je suis rentrée, j’ai tout raconté à ma mère. Elle a haussé les épaules :
— Tu vois ? Personne ne peut t’aider. Je ne vais pas faire l’exception.
J’ai senti la colère monter, mais aussi cette vieille tristesse familière. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle se range du côté des autres ? Pourquoi son bon sens s’évaporait-il dès qu’il s’agissait du regard du village ?
Je me suis enfermée dans ma chambre, écoutant les bruits de la maison : la radio qui grésille, le cliquetis des couverts, et puis ce silence pesant entre nous. Mon père était parti depuis longtemps ; il avait refait sa vie à Grenoble et ne venait plus que pour Noël. Ma mère et moi, on vivait dans cette routine figée où chaque demande devenait une montagne.
Le lendemain matin, elle est venue frapper à ma porte :
— Dépêche-toi, tu vas rater le début des cours.
J’ai répondu sans la regarder :
— Je n’ai pas de moyen d’y aller.
Elle a soupiré encore une fois, puis s’est assise sur mon lit. Son visage était fatigué, marqué par les années passées à tout faire seule.
— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’aime dire non ? Mais si je commence à faire différemment des autres, on va encore parler sur notre dos. Tu sais comment sont les gens ici.
Je n’ai rien dit. Je savais trop bien comment étaient « les gens ici ». Les rumeurs couraient plus vite que le mistral. Mais ce n’était pas une raison pour m’abandonner.
La semaine a passé. J’ai raté des cours importants. Mes professeurs ont appelé à la maison. Ma mère a répondu d’une voix sèche :
— Nous avons eu un problème de transport, c’est tout.
Le samedi soir, alors que je débarrassais la table, elle m’a regardée longuement :
— Tu m’en veux ?
J’ai voulu crier oui, hurler toute ma frustration. Mais j’ai juste haussé les épaules. Elle a continué :
— Tu comprendras quand tu seras adulte. Ici, il faut faire comme tout le monde si on veut avoir la paix.
Je me suis demandé si cette paix valait vraiment la peine d’être achetée au prix de notre bonheur.
Quelques jours plus tard, au marché du village, j’ai entendu Madame Lefèvre raconter à une amie :
— La petite Élodie n’est pas venue au collège cette semaine… Sa mère aurait pu l’emmener, mais bon…
J’ai compris alors que quoi qu’on fasse, les gens parleraient toujours. Et que ma mère avait sacrifié mon bien-être pour une tranquillité illusoire.
Le soir même, j’ai confronté ma mère :
— Tu vois ? Ils parlent quand même. Alors pourquoi tu ne m’as pas aidée ?
Elle a baissé les yeux, incapable de répondre. Pour la première fois, j’ai vu dans son regard autre chose que de la fatigue : une sorte de honte mêlée à de la peur.
Depuis ce jour-là, quelque chose s’est brisé entre nous. J’ai appris à me débrouiller seule, à ne plus rien demander. Mais au fond de moi, une question me hante encore :
Pourquoi le regard des autres pèse-t-il plus lourd que l’amour d’une mère ? Est-ce que vous aussi, vous avez déjà ressenti ce poids du silence et de la conformité dans vos familles ?