Ma fille m’envoie de l’argent en secret : le poids d’un amour silencieux
— Maman, s’il te plaît… promets-moi que tu ne diras rien à Julien. Il ne comprendrait pas.
La voix de Camille tremble à travers le combiné, et je sens son angoisse me traverser comme une lame froide. Je serre le téléphone contre mon oreille, assise à la table en formica de ma petite cuisine, les mains moites. J’ai envie de la rassurer, de lui dire que tout ira bien, mais je n’en crois pas un mot.
— Tu sais bien que je ne dirai rien, ma chérie. Mais… tu es sûre que ça va ?
Un silence. Puis un souffle court.
— Je t’en supplie, maman. Julien ne doit pas savoir. Il pense que je mets tout mon salaire dans notre maison, dans les enfants… Si jamais il apprend que je t’aide…
Je ferme les yeux. J’imagine Camille, debout dans son salon moderne à Villeurbanne, surveillant du coin de l’œil ses deux petits qui jouent dans le couloir, la peur au ventre que son mari découvre ce virement mensuel qu’elle me fait en cachette. Je me sens coupable. Coupable d’avoir besoin d’elle, coupable de ce secret qui ronge notre relation.
Quand Camille était petite, j’ai tout sacrifié pour elle. Son père, François, est parti sans un mot quand elle avait à peine six mois. J’ai trimé comme femme de ménage dans les écoles du quartier, j’ai compté chaque sou pour lui offrir une vie décente. La maison où je vis aujourd’hui est le seul héritage de ma mère – sans cela, nous aurions fini à la rue.
Camille a toujours été brillante. Première de sa classe, puis boursière à la fac. Je me souviens encore du jour où elle m’a annoncé qu’elle avait été acceptée à Sciences Po Lyon. J’ai pleuré de fierté et d’inquiétude : comment allions-nous payer ? Mais elle s’est débrouillée, a travaillé les étés, a tout fait pour ne pas me demander un centime.
Aujourd’hui, c’est elle qui m’aide. Depuis que j’ai pris ma retraite anticipée à cause de mes douleurs au dos, ma pension ne suffit plus. Les factures s’accumulent : EDF, la taxe foncière, les médicaments non remboursés… Camille m’envoie 300 euros chaque mois. Sans cet argent, je ne pourrais pas manger à ma faim ni chauffer la maison l’hiver.
Mais ce secret me pèse. Je vois bien que Camille s’épuise à jongler entre son travail d’infirmière, ses enfants et ce mensonge permanent envers Julien. Lui est cadre dans une grande entreprise ; il gagne bien sa vie mais surveille chaque dépense comme un faucon. Il n’a jamais aimé que Camille aide « les autres », même sa propre mère.
Un soir d’automne, alors que je prépare une soupe aux poireaux, Camille débarque à l’improviste. Elle a les traits tirés, les yeux rougis.
— Maman… je crois que Julien commence à se douter de quelque chose.
Je pose la louche et m’approche d’elle.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Il a vu un virement sur notre compte commun. J’ai menti… j’ai dit que c’était pour une association caritative. Il m’a regardée bizarrement…
Elle éclate en sanglots dans mes bras. Je la serre fort contre moi, mon cœur se brise.
— Tu ne devrais pas avoir à mentir pour moi…
— Mais si ! Tu as tout sacrifié pour moi ! Je ne peux pas te laisser dans le besoin…
Je voudrais lui dire d’arrêter, de penser à elle et à ses enfants. Mais comment refuser l’aide de sa propre fille quand on n’a plus rien ?
Les semaines passent et la tension monte chez eux. Camille m’appelle moins souvent ; quand elle le fait, c’est en chuchotant dans la salle de bains ou pendant qu’elle fait les courses. Je sens qu’elle s’éloigne.
Un dimanche matin, alors que je balaie devant la porte, Julien arrive en voiture avec les enfants. Il sort sans un mot et me tend une enveloppe.
— Camille n’a pas pu venir. Elle est malade.
Je prends l’enveloppe, surprise.
— Merci…
Il me fixe droit dans les yeux.
— Je sais tout, Madeleine.
Mon sang se glace.
— Je sais qu’elle t’envoie de l’argent depuis des mois. Tu n’as pas honte ?
Je reste muette. Les enfants jouent dans le jardin sans se douter du drame qui se joue devant eux.
— Tu mets ma famille en danger avec tes besoins ! Tu n’as pas pensé à tes petits-enfants ?
Je voudrais hurler que c’est moi qui ai tout donné pour Camille, que je n’ai jamais voulu être un poids. Mais aucun mot ne sort.
Julien repart sans attendre ma réponse. Je rentre chez moi en tremblant, l’enveloppe serrée contre ma poitrine. Dedans : 300 euros et une lettre de Camille.
« Maman,
Julien sait tout maintenant. Il est furieux mais il finira par comprendre… Je t’aime plus que tout et je ne regrette rien. »
Je fonds en larmes sur la table de la cuisine. J’ai honte d’être devenue ce fardeau pour ma fille. Mais je suis aussi fière d’elle : elle a eu le courage d’affronter son mari pour moi.
Ce soir-là, seule dans ma maison silencieuse, je me demande : jusqu’où doit-on aller par amour pour ses proches ? Est-ce mal de recevoir quand on a tant donné ? Et vous… auriez-vous fait comme Camille ou comme Julien ?