Le secret de la cuisine : quand tout bascule en une seconde
— « Tu veux du sucre, Camille ? » Ma voix tremble à peine, mais mon cœur cogne si fort que j’ai peur qu’elle l’entende. Je verse l’eau bouillante dans sa tasse, mes mains moites serrant la théière. C’est à ce moment-là que son téléphone vibre sur la table de la cuisine, entre la corbeille de fruits et le torchon à carreaux. L’écran s’allume : « T’es magnifique ce matin. T’attends que moi. Ton Julien. » Je lis sans vouloir lire. Je n’ai pas cherché, je n’ai pas fouillé. Mais les mots sont là, brûlants, indélébiles. Mon fils ne s’appelle pas Julien.
Le temps s’arrête. Camille ne remarque rien, elle rit à une blague de la radio et remue son thé. Je me sens soudain vieille, étrangère dans ma propre maison. Depuis trois ans, elle partage la vie de Thomas, mon fils unique, mon trésor. Ils habitent à dix minutes d’ici, viennent chaque dimanche déjeuner avec moi. J’ai toujours cru à leur bonheur simple : les promenades au parc de la Tête d’Or, les photos de vacances à La Baule, les petits cadeaux qu’ils s’offrent sans raison.
Mais ce message… Ce prénom… Tout s’effondre. Je me force à sourire, à parler de la météo, du prix des tomates au marché. Mais dans ma tête, c’est la tempête. Comment a-t-elle pu ? Thomas est si doux, si attentionné. Il a tout donné pour elle : il a accepté son chat allergique, ses horaires impossibles à l’hôpital, il a même appris à cuisiner végétarien pour lui faire plaisir.
Je me lève brusquement pour aller chercher le sucre dans le placard. Mes jambes tremblent. Je m’appuie contre le plan de travail, ferme les yeux. Je revois Thomas petit garçon, ses genoux écorchés, ses rires dans le jardin. Je revois Camille le jour de leur mariage civil à la mairie du 6ème arrondissement : sa robe crème, son sourire timide, la main de Thomas serrée dans la sienne.
Je reviens à table. Camille me regarde :
— « Tout va bien, Françoise ? Vous êtes toute pâle… »
Je hoche la tête.
— « Juste un petit vertige… L’âge, tu sais… »
Elle pose sa main sur la mienne. Je sursaute malgré moi.
Le repas se termine dans un silence gênant. Elle part en m’embrassant sur les deux joues. Dès qu’elle franchit la porte, je m’effondre sur une chaise et je pleure comme une enfant.
Les jours suivants sont un supplice. Thomas m’appelle comme d’habitude :
— « Ça va maman ? On passe dimanche ? Camille a fait un gâteau au citron pour toi ! »
Je réponds oui d’une voix étranglée. Je ne dors plus. Je scrute chaque détail : un regard fuyant de Camille, un sourire forcé de Thomas. Je deviens paranoïaque. J’imagine des scènes terribles : Thomas découvrant tout et s’effondrant ; Camille partant avec cet autre homme ; moi, seule avec mon secret empoisonné.
Je parle à personne. Même pas à ma sœur Hélène qui sent bien que quelque chose ne va pas :
— « Tu es bizarre en ce moment… Tu me caches quelque chose ? »
Je nie tout. J’ai honte. Honte d’avoir vu ce que je n’aurais pas dû voir. Honte de ne rien faire.
Un soir, je croise Camille au supermarché du quartier. Elle est avec une amie, elle rit fort. Elle me voit et vient vers moi :
— « Françoise ! Vous allez bien ? On se fait un café demain ? »
Je bredouille une excuse et je pars précipitamment.
La nuit suivante, je rêve que Thomas est petit et qu’il pleure dans mes bras parce qu’on lui a volé son vélo. Je me réveille en sueur, le cœur brisé.
Le dimanche arrive trop vite. Ils viennent déjeuner comme si de rien n’était. Camille pose son gâteau au citron sur la table et m’embrasse chaleureusement.
— « J’espère qu’il sera aussi bon que celui de la dernière fois ! »
Thomas me serre dans ses bras :
— « Tu es fatiguée maman ? Tu as mauvaise mine… »
Je fonds en larmes devant eux.
Ils sont désemparés.
— « Qu’est-ce qui se passe ? » demande Thomas inquiet.
Je voudrais tout dire mais les mots restent coincés dans ma gorge. Camille me regarde avec une inquiétude sincère — ou bien est-ce du remords ?
Après leur départ, je tourne en rond dans l’appartement. Je pense à appeler Camille pour lui parler seule à seule. Lui dire que je sais tout. Mais j’ai peur de briser mon fils, peur de détruire cette famille qu’il a construite avec tant d’amour.
Les jours passent et je m’enferme dans le silence. Je deviens l’ombre de moi-même. Je ne ris plus avec mes amies au club de lecture, je n’écoute plus France Inter le matin.
Un soir, Hélène débarque sans prévenir :
— « Françoise, tu vas mal ! Dis-moi ce qui te ronge ! »
Je craque enfin et je lui raconte tout.
Elle me serre fort contre elle.
— « Tu dois parler à Camille… Ou à Thomas… Tu ne peux pas porter ça seule ! »
Mais comment choisir entre trahir ma belle-fille ou protéger mon fils ? Comment vivre avec ce poids ?
Aujourd’hui encore, je n’ai rien dit. J’attends un signe du destin ou le courage qui me manque tant.
Est-ce que j’ai bien fait de me taire ? Ou est-ce que mon silence va détruire encore plus que la vérité ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?