Le prix d’un rêve : l’anniversaire de mes soixante ans

— Tu te rends compte, maman ? Tout cet argent… pour une soirée !

La voix de Thomas résonne encore dans ma tête, dure, pleine d’incompréhension. Je serre la nappe entre mes doigts, assise seule dans la salle à manger vide, les restes du gâteau d’anniversaire encore sur la table. Les ballons dorés flottent mollement au plafond, témoins silencieux d’une fête qui aurait dû être la plus belle de ma vie.

J’ai soixante ans aujourd’hui. Soixante ans de travail, de sacrifices, de nuits blanches à compter les centimes pour que Thomas ne manque jamais de rien. J’ai élevé mon fils seule, après que son père, Philippe, nous ait quittés pour refaire sa vie à Bordeaux. J’ai tout donné pour lui : mes rêves, mes économies, ma jeunesse. Et ce soir, alors que je croyais enfin pouvoir penser à moi, je me retrouve coupable d’avoir voulu célébrer mon propre anniversaire.

— Tu sais très bien qu’on galère avec la voiture… On t’a jamais rien demandé, mais là, franchement, on aurait eu besoin d’un coup de pouce !

C’est Élodie, ma belle-fille, qui a lancé ça devant tout le monde, alors que je venais à peine de souffler mes bougies. Les invités se sont figés, gênés. J’ai senti mon cœur se serrer. J’aurais voulu disparaître sous la table.

Je revois encore la scène : la lumière tamisée du salon, les rires qui s’éteignent d’un coup, le regard noir de Thomas. Il n’a même pas touché à la pièce montée que j’avais commandée chez le meilleur pâtissier du quartier. Je voulais qu’il soit fier de moi, qu’il voie que sa mère pouvait organiser quelque chose de beau, de grand. Mais tout ce qu’il a vu, c’est l’argent qui ne lui reviendrait pas.

— Maman, tu sais combien on galère avec la petite ? La voiture tombe en panne tous les mois… On pensait que tu pourrais nous aider à en acheter une neuve.

J’ai baissé les yeux. Oui, je savais. Mais j’avais aussi besoin de cette fête. Besoin de me prouver que je comptais encore pour quelqu’un, que j’existais autrement qu’en tant que mère ou grand-mère. J’ai économisé chaque euro pendant dix ans : pas de vacances, pas de sorties, juste ce rêve secret d’une soirée où je serais au centre de l’attention.

La fête a continué sans joie. Les invités sont partis tôt. Thomas et Élodie ont claqué la porte sans un mot. Ma petite-fille Lucie m’a serrée dans ses bras avant de partir :

— Mamie, c’était super beau… Merci !

Ses mots m’ont réchauffé le cœur un instant. Mais dès que la porte s’est refermée, le silence est retombé comme un couperet.

Depuis ce soir-là, Thomas ne répond plus à mes appels. Élodie m’a bloquée sur WhatsApp. Je vois les photos de Lucie passer sur Facebook, mais je n’ose plus commenter. J’ai l’impression d’être devenue une étrangère pour ma propre famille.

Je repense à toutes ces années où j’ai mis leurs besoins avant les miens. Quand Thomas voulait faire du foot et que je travaillais en extra le week-end pour payer ses crampons. Quand il a eu son bac et que j’ai vendu mes bijoux pour lui offrir un ordinateur portable. Et aujourd’hui… Aujourd’hui que j’ai osé penser à moi, on me le reproche.

Je comprends leur déception. La vie est dure en ce moment : l’essence qui augmente, les factures qui s’accumulent… Mais est-ce vraiment à moi de tout porter encore ? N’ai-je pas le droit, une fois dans ma vie, d’être égoïste ?

Je me souviens d’une conversation avec ma voisine Françoise quelques jours avant la fête :

— Tu sais Déborah, on n’a qu’une vie. Si tu ne fais pas cette fête maintenant, tu ne la feras jamais.

Elle avait raison. Mais pourquoi ai-je si mal au cœur ? Pourquoi cette culpabilité me ronge-t-elle ?

Le lendemain de la fête, j’ai croisé Thomas devant l’école de Lucie. Il m’a à peine saluée.

— Tu pourrais au moins comprendre notre situation…

Sa voix était froide. J’ai voulu lui dire que je comprenais tout, que je l’aimais plus que tout au monde. Mais aucun mot n’est sorti.

Depuis, le silence s’est installé entre nous comme un mur invisible. Je me surprends à pleurer devant les photos de famille accrochées dans le couloir. Je me demande si j’ai tout raté en voulant juste être heureuse une soirée.

Parfois, je repense à ma propre mère qui me disait toujours : « Une mère doit tout donner sans rien attendre en retour. » Est-ce vrai ? Est-ce ça être mère en France aujourd’hui ? Donner jusqu’à s’oublier soi-même ?

Je regarde les restes du gâteau sur la table et je me pose cette question :

Est-ce vraiment égoïste d’avoir voulu vivre pour moi une seule fois ? Ou bien est-ce à eux d’apprendre que l’amour ne se mesure pas en euros ? Qu’en pensez-vous ?