Le Parfum Amer du Bonheur Retrouvé

— Tu ne comprends donc pas, maman ? Tu ne peux pas continuer comme ça, toute seule !

La voix de ma fille, Camille, résonne encore dans mon salon silencieux. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, le regard perdu sur les immeubles gris de la rue de Belleville. Trois ans déjà que mes enfants ont quitté l’appartement. Trois ans que François, mon mari depuis vingt-sept ans, a claqué la porte pour une autre femme, plus jeune, plus vive, plus tout. J’ai cru mourir ce soir-là. J’ai hurlé, pleuré, supplié. Mais il n’y avait plus rien à sauver. La solitude s’est installée comme une vieille amie indésirable, s’infiltrant dans chaque recoin de ma vie.

Au début, je me suis battue. J’ai repeint la chambre conjugale en bleu pâle, jeté les vieilles photos, changé les rideaux. Mais la nuit, le lit restait trop grand. Les repas étaient silencieux, les rires absents. J’ai appris à vivre seule, à marcher dans Paris sans but, à m’asseoir sur un banc du parc des Buttes-Chaumont et regarder les familles heureuses en me demandant où j’avais échoué.

Un soir d’automne, alors que la pluie martelait les vitres et que je feuilletais distraitement un roman sur la table basse, mon téléphone a vibré. Un message d’une ancienne collègue : « Viens dîner samedi, tu verras, il y aura Paul. » Je n’avais aucune envie de rencontrer qui que ce soit. Mais la perspective d’une soirée différente a fini par l’emporter.

Paul était là, assis en bout de table, les yeux rieurs et la voix douce. Il m’a parlé de ses voyages en Bretagne, de sa passion pour la photographie et du vide laissé par le départ de son épouse. Nous avons ri, beaucoup trop fort peut-être. Il m’a raccompagnée sous la pluie jusqu’à ma porte. « On se revoit ? »

Les semaines suivantes ont été un tourbillon. Paul m’a emmenée au théâtre, au cinéma d’art et d’essai du quartier Latin, dans des petits restaurants où il commandait toujours du vin rouge et me racontait des anecdotes sur sa jeunesse à Lyon. Je me suis surprise à attendre ses messages avec impatience, à sourire bêtement devant mon miroir en pensant à lui.

Mais très vite, des fissures sont apparues. Paul était attentionné, mais il voulait tout contrôler : mes sorties, mes amis, même ma façon de m’habiller. « Tu devrais porter plus de couleurs, ça te donnerait meilleure mine », disait-il en riant. Il critiquait mes choix de lecture, trouvait mes enfants trop envahissants quand ils venaient dîner le dimanche.

Un soir, alors que je préparais un gratin dauphinois pour notre dîner, il a lancé : « Tu sais, tu devrais vendre cet appartement trop grand pour toi. On pourrait s’installer ensemble à Versailles. »

J’ai senti une boule se former dans ma gorge. Cet appartement était tout ce qui me restait de ma vie d’avant. Mes souvenirs avec les enfants, les Noëls passés à rire autour du sapin…

— Je ne suis pas prête à tout quitter, Paul.
— Tu préfères rester seule toute ta vie ?

Sa voix était dure. Pour la première fois, j’ai vu dans ses yeux une impatience qui m’a glacée.

Cette nuit-là, j’ai pleuré longtemps. Je me suis revue des années plus tôt, suppliant François de rester alors qu’il avait déjà fait son choix. Avais-je vraiment envie de recommencer ? De me perdre dans une histoire qui n’était pas la mienne ?

Le lendemain matin, j’ai appelé Camille.
— Maman… tu vas bien ?
— Je crois que oui. Je crois que je commence enfin à comprendre ce que je veux.

J’ai invité Paul à prendre un café chez moi. Il est arrivé avec un bouquet de roses rouges.
— Tu es magnifique aujourd’hui.
Je l’ai remercié mais je n’ai pas souri.
— Paul… Je ne veux pas déménager à Versailles. Je ne veux pas changer pour te plaire. J’ai passé trop d’années à essayer d’être quelqu’un d’autre pour ne pas finir seule.
Il a baissé les yeux.
— Tu fais une erreur.
— Peut-être… Mais c’est la mienne.

Il est parti sans se retourner.

Les jours suivants ont été étranges. Un mélange de soulagement et de tristesse. J’ai marché longtemps dans Paris, respirant l’air froid du matin sur les quais de Seine. J’ai retrouvé mes habitudes : le marché du dimanche matin avec mon panier en osier, les cafés partagés avec mes voisines du quartier.

Petit à petit, j’ai compris que la solitude n’était pas une ennemie mais une compagne fidèle qui m’offrait enfin la paix. J’ai recommencé à peindre dans le petit atelier que j’avais délaissé depuis des années. J’ai invité mes enfants à dîner sans craindre le jugement d’un homme qui ne les comprenait pas.

Un soir d’été, alors que je buvais un verre de vin sur mon balcon fleuri, Camille m’a appelée :
— Maman… tu as l’air heureuse.
— Oui… Je crois que je le suis enfin.

Parfois je repense à Paul et à ce qu’aurait pu être ma vie si j’avais cédé par peur du vide. Mais aujourd’hui je sais : il vaut mieux être seule et en paix qu’accompagnée et malheureuse.

Est-ce que le bonheur ne commence pas le jour où l’on cesse d’attendre qu’il vienne des autres ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?