Le choix impossible : Quand j’ai dû quitter ma mère

— Paul, tu ne vas pas me laisser ici… pas toi…

La voix de ma mère tremblait, accrochée à mon bras comme une enfant perdue dans la foule. Nous étions dans le hall impersonnel de la résidence Les Glycines, à Tours. L’odeur de soupe tiède et de désinfectant me montait à la gorge. Je n’avais jamais pensé que ce jour arriverait. Pourtant, il était là, brutal, inévitable.

Je me souviens encore du regard de l’infirmière, Madame Lefèvre, compatissante mais ferme :
— Monsieur Dubois, votre maman a besoin d’une surveillance constante. Vous ne pouvez plus tout gérer seul.

Elle avait raison. Depuis la chute de maman dans la salle de bain, tout s’était accéléré. Les nuits blanches, les médicaments oubliés, les repas brûlés… J’avais essayé de tout concilier : mon travail à la mairie, mon fils Hugo qui prépare le bac, et maman qui me réclamait sans cesse. Mais je n’étais plus qu’une ombre, épuisé par la culpabilité et l’impuissance.

— Paul… Je t’en supplie…

Ses doigts serraient les miens à s’en blanchir les jointures. J’ai senti mes yeux me brûler. J’aurais voulu hurler que je l’aimais, que je faisais ça pour elle. Mais les mots restaient coincés dans ma gorge.

— Maman… Je ne t’abandonne pas. Je veux juste que tu sois en sécurité.

Elle a détourné le regard, fixant un point invisible sur le carrelage. Un silence lourd s’est installé, seulement brisé par le cliquetis d’un chariot dans le couloir.

Le soir même, en vidant son appartement pour préparer son arrivée aux Glycines, j’ai ouvert la vieille commode du salon. Parmi les napperons brodés et les photos jaunies, j’ai trouvé une boîte à chaussures fermée par un ruban bleu. Curieux, je l’ai ouverte. À l’intérieur, des lettres soigneusement rangées, toutes adressées à « Mon cher Paul ».

J’ai reconnu mon écriture d’enfant sur certaines enveloppes. Mais d’autres étaient signées d’un nom inconnu : « Lucien ». Mon cœur s’est serré. Qui était Lucien ? Pourquoi ces lettres étaient-elles cachées ?

J’ai lu la première :

« Madeleine,
Je t’attendrai sous le marronnier du parc comme chaque jeudi. Dis à Paul que je l’aime comme mon propre fils… »

Je me suis assis lourdement sur le canapé. Ma mère avait-elle eu un autre homme dans sa vie ? Un homme qui m’aimait comme son fils ?

Les souvenirs sont remontés en vrac : les absences de mon père, ses colères sourdes, les silences pesants à table. Et puis ce voisin mystérieux qui venait parfois réparer la chaudière ou apporter des gâteaux. Lucien.

J’ai continué à lire. Les lettres racontaient une histoire d’amour clandestine, née dans la solitude d’un mariage malheureux. Lucien avait été là pour elle quand mon père sombrait dans l’alcoolisme. Il avait été une présence rassurante pour moi aussi, sans que je comprenne pourquoi je me sentais si bien avec lui.

J’ai pleuré longtemps ce soir-là. Pas seulement pour maman, mais pour tout ce que nous avions perdu en nous taisant.

Le lendemain, j’ai confronté maman dans sa nouvelle chambre aux Glycines. Elle était assise près de la fenêtre, regardant les arbres du parc.

— Maman… Qui était Lucien ?

Elle a sursauté, puis son visage s’est fermé.
— Ce n’est pas important maintenant…

— Si, ça l’est ! Pourquoi tu ne m’as jamais parlé de lui ?

Elle a soupiré, les yeux embués.
— Parce que j’avais honte… Parce que je voulais te protéger… Ton père n’était pas facile. Lucien m’a aidée à tenir bon. Il t’aimait beaucoup, tu sais.

Un silence gênant s’est installé. J’ai senti toute la tristesse de sa vie me traverser.

— Tu crois que j’ai fait le bon choix pour toi ?

Elle a posé sa main sur la mienne.
— Tu fais ce que tu peux, Paul. Ce n’est pas facile d’être parent… ni enfant.

En rentrant chez moi ce soir-là, j’ai croisé Hugo dans le couloir.
— Ça va, papa ?

J’ai failli lui dire non. Que rien n’allait plus depuis des semaines. Que j’avais peur de devenir un jour ce fardeau pour lui aussi.
Mais je me suis contenté d’un sourire fatigué.

Les jours ont passé. Maman s’est peu à peu habituée aux Glycines. Je venais la voir chaque week-end. Parfois elle me reconnaissait à peine ; parfois elle me serrait fort contre elle comme si elle voulait rattraper tout ce temps perdu.

Un dimanche d’automne, alors que nous partagions une tarte aux pommes dans le jardin de la résidence, elle m’a murmuré :
— Tu sais… Je t’aime plus que tout au monde. Pardonne-moi pour tout ce que je n’ai pas su te dire.

Je n’ai rien répondu. J’ai juste serré sa main dans la mienne.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai fait le bon choix. Était-ce vraiment pour elle ou pour moi ? Est-ce qu’on peut aimer sans blesser ceux qu’on aime ?

Et vous… auriez-vous eu le courage de faire ce choix ? Ou auriez-vous tout sacrifié pour garder votre parent auprès de vous ?